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Précis d'histoire de philosophie (§26 à §50)

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Deuxième période. Apogée de l'hellénisme philosophique.
De 470, Naissance de Socrate, à 322: Mort d'Aristote (Ve-IVe siècles av. J.-C.).

§26). Cette période s'appelle parfois «période socratique» ou «restauration socratique» parce qu'elle est commandée historiquement par l'oeuvre de Socrate. Au point de vue doctrinal, elle se caractérise aussi comme anthropologique, car on y voit apparaître toutes les sciences philosophiques concernant l'homme: morale et sociologie, psychologie, dialectique et logique. Mais elle fut surtout une période d'apogée, où trois grands génies, Socrate, Platon et Aristote, se succèdent dans le temps et s'entr'aident comme maîtres et disciples pour pousser la raison vers la vérité et réussissent à constituer une première et solide synthèse universelle du savoir humain: une vraie philosophie. Dans sa forme la plus achevée, ce sera le péripatétisme.

Cette deuxième période comprend donc trois chapitres, consacrés respectivement à Socrate, Platon et Aristote.

Chapitre 1. Socrate (470-399).

b7) Bibliographie spéciale (Socrate)

§27). Socrate était un athénien de modeste condition, fils du sculpteur Sophronisque et d'une sage-femme appelée Phénarète. Ses hautes qualités intellectuelles et morales, son désir de savoir et surtout son ardent amour du vrai et du bien allaient lui assurer une influence considérable sur ses concitoyens.

La société athénienne de son temps était en pleine décadence. La démagogie, source d'immoralité, la malheureuse guerre du Péloponèse (430-402) occasion de haines et de dissensions, s'ajoutant aux destructions des sophistes, l'avaient plongée dans les plus graves désordres. Cette vue inspira à Socrate, vers l'âge de 40 ans, la volonté de travailler à la conversion morale de ses concitoyens. Une voix intérieure qu'il écoute comme un ordre de la Providence et qu'il appelle son démon (δαίμον) [°60] le confirme dans sa vocation. Négligeant donc tout le reste, méprisant l'argent et refusant tout salaire pour ses leçons, il passe sa vie dans les rues d'Athènes, se mêlant aux conversations pour enseigner à tous dans l'intimité la vertu et la sagesse. Il n'écrit pas sa doctrine: nous ne la connaissons que par les oeuvres de ses disciples, les Mémorables de Xénophon et les Dialogues de Platon; mais il la vit, et tout en restant païen, il donne l'exemple des plus nobles vertus: désintéressement, maîtrise de soi, patience envers sa femme Xantippe [°61]; et s'il n'accepte aucune charge publique capable de compromettre son oeuvre, il remplit tous ses devoirs de citoyen et, à la guerre, il se montre plein d'endurance et de bravoure.

Mais ce qui fait l'importance de son intervention pour la philosophie, c'est qu'il comprend sa mission de convertisseur d'une façon purement intellectuelle: car il est persuadé qu'il suffit de donner aux hommes la science de la vertu pour les rendre vertueux. Voulant redresser la vie de ses contemporains, il a cherché uniquement à redresser leur intelligence et il l'a tournée vers la vérité pour laquelle elle est faite. De cette intention maîtresse de Socrate, découlent les quatre points que nous exposerons en quatre paragraphes:

1) Son attitude envers ses prédécesseurs concernant l'étendue de la philosophie ou objet de sa philosophie.

2) Sa méthode spéciale d'enseignement.

3) Sa science morale considérée dans ses grandes lignes.

4) Un essai de psychologie et de théodicée pour éclairer et compléter sa morale.

1. - Objet de la philosophie socratique.

§28). Socrate, estimant que le plus grand et même l'unique obstacle à la transformation morale de ses concitoyens était le désordre intellectuel, en cherche les causes dans l'enseignement de ses prédécesseurs, les physiciens et les sophistes.

Or les physiciens s'étaient appliqués tout entiers à l'étude de la nature et, mûs par un esprit vraiment scientifique, ils avaient tenté de ramener la multiplicité mouvante des choses à l'unité stable d'un principe. Les sophistes, au contraire, considéraient surtout les choses humaines, mais sans esprit scientifique. Ils parlaient de culture intellectuelle sans la donner et n'enseignaient que l'art d'arriver.

Socrate estime que les uns et les autres se sont égarés en usant mal de ce qu'ils avaient de bon. Les physiciens ont une méthode excellente, capable de donner une science stable et communicable; mais ils l'appliquent à un mauvais objet. Leur science physique, en effet, est impossible parce que le problème du monde nous dépasse et son étude n'engendre que des contradictions; elle est même impie, les dieux s'étant réservé ce domaine; fût-elle possible d'ailleurs, elle serait inutile pour rendre les hommes bons et heureux.

Les sophistes au contraire, en enseignant la vertu, l'éloquence, la politique et autres choses humaines, ont trouvé le véritable objet proportionné à notre intelligence; mais leur méthode purement empirique et pratique est détestable.

En conséquence, Socrate abandonne les recherches physiques pour lesquelles il s'était d'abord passionné: il ne les reprend plus qu'incidemment, comme un moyen de fortifier son esprit et celui de ses auditeurs, pour les rendre plus aptes à saisir les choses humaines et morales. Mais à cet objet qu'il emprunte aux sophistes, il applique la méthode scientifique des physiciens, de manière à constituer une sagesse, utile comme l'art, universelle et communicable comme la science: de là dans son oeuvre l'importance de la méthode.

2. - La méthode socratique.

§29). Socrate adapte sa méthode à son but et à ses auditeurs: car il se trouve en présence d'hommes qu'il faut d'abord délivrer des préjugés ou fausses opinions des sophistes, avant de les conduire à une connaissance vraiment scientifique de la vie morale. De là, l'aspect, général de sa méthode et ses deux étapes.

A) L'aspect général. La méthode socratique se présente en général comme un DIALOGUE, constitué par une série de questions assez courtes et de réponses précises, capable d'éveiller l'attention et, en s'adaptant aux besoins de chacun, de diriger leur pensée pas à pas vers le vrai. Les grands discours des sophistes mettaient mieux en relief l'orateur; mais souvent ils n'étaient qu'imparfaitement compris, et surtout, ils supposaient la doctrine déjà fixée. Socrate, lui, se déclare ignorant, mais c'est pour faire reconnaître aux autres leur propre ignorance et les retourner vers la vraie science. Il lui faut pour cela ce contact immédiat du maître au disciple que procure le dialogue, d'autant plus qu'il veut pour disciples tous les citoyens d'Athènes.

B) Les deux étapes. Quand le dialogue est complet, il comprend deux parties:

1) L'ironie socratique: Socrate cherche d'abord à purifier l'esprit de sa fausse science en forçant l'interlocuteur à se contredire. Se disant lui-même ignorant, il interroge, comme pour s'instruire, celui qui se vante de savoir et il le jette dans l'embarras pour qu'il avoue aussi son ignorance. Inutile pour les simples, cette ironie s'adresse surtout aux sophistes et aux gens cultivés formés à leur école. Parfois Socrate en reste à ce travail préparatoire; mais le plus souvent il excite lui-même la réflexion et passe à l'étape constructive.

2) La Maïeutique [°62] est cette deuxième étape: il s'agit de trouver la solution de la question posée. Socrate ne la propose pas d'autorité mais il aide son interlocuteur à la concevoir en soi-même par un effort de réflexion: car il est convaincu qu'à moins d'une perversion complète du sens moral (résultant par exemple d'habitudes vicieuses invétérées), tout homme porte en germe les idées morales nécessaires à la bonne conduite de la vie: «L'âme est grosse de la vérité», dit-il [°63]. Il fait le même métier que sa mère, à la différence près qu'elle accouche les corps et lui les esprits. Or la marche de l'esprit vers la vérité est le raisonnement, et Socrate en emploie les deux grandes formes: l'induction et la déduction.

a) Induction Socratique. Tout d'abord pour fonder une science morale libérée du relativisme des sophistes et s'imposant à tous, il faut réduire l'innombrable variété des cas particuliers à l'unité d'un concept applicable à une infinité de cas de même espèce; il faut au moyen de faits d'expérience légitimement interprétés par le bon sens ou la raison, établir la définition de la chose étudiée. En un mot, il faut s'astreindre aux règles de l'induction qui fournira une base solide de discussion et, selon Socrate, le principe efficace d'une conduite immuablement orientée vers le bien.

Car le convertisseur d'Athènes, fidèle à sa mission, ne voulait fonder que la science morale; aussi prenait-il comme point de départ de ses inductions, non pas tout fait d'expérience, mais en général, les opinions courantes des hommes de bon sens et des sages. En morale en effet, l'objet à connaître est l'homme dans sa vie raisonnable, se révélant à notre expérience par ses paroles et ses actes. Plus simplement encore, c'est l'homme s'expérimentant lui-même: et au fond, Socrate amenait chacun à se prendre pour objet d'expérience et de science. Il aimait à faire sienne en ce sens la devise du temple de Delphes: «Connais-toi toi-même: γνὥθι σεουτόν».

L'induction socratique procède par étapes, se contentant d'abord d'une notion générale assez imparfaite, puis l'épurant et la précisant au moyen de nouveaux faits d'expérience; enfin s'efforçant de ramener les diverses définitions particulières à l'unité plus haute d'un concept plus universel [°64].

b) La déduction chez Socrate est beaucoup plus rare. Il est un initiateur dont la tâche est surtout d'établir le fondement de la science par de bonnes définitions. On trouve cependant quelques exemples où Socrate partant de principes généraux déjà trouvés ou admis, conduit l'interlocuteur par ses interrogations, soit à un cas particulier, soit à une conséquence nécessaire [°65].

§30) Valeur de cette méthode. La maïeutique de Socrate suppose une vue profonde de la nature de notre vie intellectuelle, de cette opération vitale et personnelle où le maître n'a qu'un rôle d'instrument, tandis que l'intelligence du disciple reste cause principale [°66]. De même, la chasse aux essences et aux définitions à laquelle Socrate ne cesse de se livrer avec ses interlocuteurs, est un des principes les plus féconds pour atteindre la vraie science humaine: par elle en effet, se dégage enfin l'objet propre de notre raison: les essences des choses sensibles, et ce sera désormais un adage reçu: «Non est scientia singularium sed universalium».

Ces deux vérités capitales, restaient en germe il est vrai, dans les dialogues socratiques [°67]: exagérées par Platon, elles ne furent définitivement précisées que par Aristote. Mais leur introduction dans le travail philosophique marque un immense progrès sur les anciens physiciens: «Il ne s'agit plus, dit Maritain, de tout réduire à l'Eau, au Feu, aux Nombres, à l'Être, ni de trouver un concept indéfiniment extensible où l'on enveloppe toute chose comme dans un manteau sans forme; il s'agit de parvenir à exprimer intellectuellement chaque chose, en délimitant et déterminant ce qu'elle est, par un concept qui ne convienne qu'à elle seule» [°68]. C'est pourquoi l'induction socratique, bien que conçue sur une base trop étroite, en fonction de la seule morale, constitue cependant dans son essence, le vrai moyen proportionné à notre intelligence abstractive, pour atteindre la science. Aussi, fut-elle capable de conduire les grands disciples, Platon et Aristote, à la philosophie, science universelle.

3. - La science morale.

§31). Le travail de Socrate ne fut pas de construire un système, mais d'éveiller dans les âmes le goût de la science: aussi la doctrine des dialogues est-elle toute analytique. Cependant, de leur orientation convergente se dégage une synthèse, dominée par un principe, d'où découlent quatre conséquences [°69].

Principe fondamental.

Tout homme veut et veut nécessairement son bonheur qui est dans la possession du vrai bien, c'est-à-dire du bien connu comme tel par l'intelligence.

Ce principe aussi explicitement formulé ne se trouverait pas sans doute chez Socrate: il reste implicite comme il arrive souvent aux mineures d'induction; mais il est vraiment le ressort caché de toutes les interprétations et discussions des dialogues. On en trouve même des formules approchantes, et l'on peut dire que Socrate le prouvait par son expérience personnelle, confirmée par l'aveu de tous ses interlocuteurs [°70].

Première conséquence: Le bien réduit à l'utile. Les choses humaines sont bonnes dans la mesure où elles sont utiles pour procurer notre bonheur.

Nous avons ici une application immédiate du principe précédent aux choses de la vie courante. Socrate en effet ne considérait pas explicitement le bonheur absolu, le bien suprême en soi, mais le bien relatif à l'homme. Et puisque le rôle du bien est de nous conduire au bonheur, il faut déclarer un bien pour l'homme, tout moyen d'être heureux: tout ce qui lui est utile, vraiment utile.

De là Socrate tirait cet important corollaire que le bien de l'homme, comme son bonheur, est constitué par de multiples éléments entre lesquels il faut établir une hiérarchie à quatre degrés:

1) Au plus bas degré, il y a certains avantages extérieurs, santé, beauté, richesse, honneur dont la valeur, quoique réelle, reste d'une part, accidentelle, car on peut s'en passer; et d'autre part, conditionnelle, car il faut savoir s'en servir.

2) Les plaisirs du corps et de la sensibilité: ils sont appréciables, mais relatifs, parce qu'ils exigent une règle pour empêcher les excès très faciles.

3) La maîtrise de soi qui affranchit l'homme du joug des passions et des instincts en les soumettant à la raison: c'est un véritable bien, quoique négatif et dispositif, car il est nécessaire pour régler la sensibilité et préparer l'âme au bien suprême; et cette proximité fait son excellence.

4) La sagesse ou vertu est ce bien absolu et suprême. Se sentir bon et capable de rendre bons les autres est un bonheur qui suffit au sage, même en l'absence de tous les autres; et sans lequel tous les autres restent insuffisants.

Ce dernier point se développe dans les deux conséquences suivantes qui précisent la nature de la vertu et du bonheur.

§32). Ces idées fondamentales de la morale socratique enveloppent plusieurs doctrines de grand prix. D'abord, le principe général est une première vue du principe de finalité en tant qu'il se réalise dans les choses humaines. Lorsque la réflexion métaphysique l'aura dégagé et considéré en lui-même, puis rattaché par déduction à la nature de notre volonté, en précisant que notre bien suprême véritable est dans la possession de Dieu, il deviendra la base de la morale scolastique. Ces développements sont encore loin sans doute, mais nous en trouvons ici le germe précieux.

De même l'utilitarisme de Socrate est loin de celui de Stuart Mill et des autres positivistes du XIX siècle: il contient au contraire en germe deux autres idées fondamentales de la morale naturelle:

a) L'idée de mortification: Parce que Socrate a reconnu la complexité de la nature humaine, il a compris la nécessité de la lutte, des privations et des souffrances, tout en notant que cette mortification n'est pas bonne en soi, mais doit permettre de goûter plus pleinement les autres biens, soit sensibles [°71], soit surtout intellectuels. C'est de là que découle l'esprit de purification morale qui animera toutes les méthodes platoniciennes, et qui déjà, pour Socrate, était seul capable d'assurer le succès de ses dialogues.

b) L'idée du bien honnête: Parce que Socrate a su considérer l'homme en son essence, dans ce qui lui est propre, il a proclamé que l'utile suprême, le seul bien suffisant est celui qui sert à l'homme en tant que raisonnable, à savoir: la sagesse; c'était là dépasser tout utilitarisme au sens propre du mot [°72] et affirmer équivalemment le primat du bien honnête qui se définit en thomisme, le bien conforme à la raison.

§33). Deuxième conséquence: La vertu réduite à la science. L'homme vertueux est celui qui a la science parfaite du bien moral: le SAGE.

Tout d'abord, Socrate établit fortement que la vertu ne peut consister ni dans un accord fortuit de notre conduite avec l'idéal de l'ordre, ni dans une disposition instinctive de la nature. Il doit dépendre de nous de la posséder puisqu'elle est notre suprême perfection humaine; elle doit avoir la fermeté et l'indépendance dominatrice de la raison: en un mot, la vertu est le règne de la raison.

Or pour Socrate, la science du bien moral n'est pas seulement la condition primordiale pour établir la pleine domination de la raison dans la vie, elle en est la cause suffisante et adéquate. N'est-ce pas encore un simple corollaire du principe fondamental? Si tout homme veut nécessairement son bien, il est impossible que, voyant clairement son vrai bien, il le refuse; autrement, il agirait en fou et non plus en homme raisonnable. Personne ne fait le mal volontairement: «οὐδεὶς ἑχὼν ἁμαρτάνει». Le péché est une ignorance.

Il faut donc conclure que la vertu est essentiellement la science du bien: c'est la sagesse, but de la philosophie; aussi est-elle unique dans son fond; elle prend seulement différents noms selon les objets auxquels on l'applique: courage et tempérance, si elle dirige la volonté ou la sensibilité; justice et piété lorsqu'elle règle nos rapports avec les hommes ou avec les dieux.

§34) Le Paradoxe Socratique. Cette doctrine hardie a reçu le nom de PARADOXE SOCRATIQUE. Pour en saisir toute la portée, il faut noter que la science identifiée à la vertu n'est pas une connaissance quelconque du bien, mais une vraie science, raisonnée et méditée: une conviction ferme que notre véritable avantage est dans la conformité à la raison; et cette conviction est basée sur une culture intellectuelle proportionnée. Pour assurer en effet la bonne direction de la vie, la raison doit être fortifiée en s'exerçant à tout propos; de là l'incroyable persévérance de Socrate à dialoguer avec ses concitoyens pour leur apprendre la vertu en les exerçant en tout à la réflexion. Et sans nul doute, en ce sens «rien n'est fort comme la raison» pour moraliser l'humanité.

Il est juste aussi de réclamer pour la vertu une stabilité et une indépendance semblable à celle de la science. Saint Thomas range l'une et l'autre parmi les habitudes, qu'il définit: «Dispositio difficile mobilis, secundum quam bene, prompte et delectabiliter agens operatur» [°73]. Mais il subsiste entre ces deux formes de vertus, les unes intellectuelles, les autres morales, des différences qui ne permettent pas de ramener les secondes aux premières.

C'est pourquoi, pour mettre au point le paradoxe socratique, il sera utile de rappeler la profonde analyse de saint Thomas concernant les rapports si délicats de la connaissance intellectuelle et de la volonté libre: «Celui qui a la science parfaite de son bien, disait Socrate, le recherche nécessairement». - Distinguo, répond saint Thomas. S'agit-il du bien en général, connu comme fin dernière universelle, ou même concrétisé dans un bien évidemment nécessaire au bonheur, comme l'être, la vie, etc.: concedo. S'agit-il d'un bien particulier, il faut encore préciser. Car il y a deux manières de le connaître: il y a la science spéculative du savant, ou la science spéculativo-pratique du moraliste; et elle ne suffit pas par elle-même pour entraîner la bonne action; et il y a la connaissance practico-pratique, celle de la butance, et celle-ci est infailliblement liée à l'action bonne, parce qu'elle suppose déjà accompli le choix libre du bien. Ainsi, ce qui peut faire échec à la souveraineté de la raison, c'est le mystère de notre liberté, de ses défaillances possibles, fréquentes même depuis la déchéance originelle. Socrate du reste, malgré la logique de son paradoxe qui tend au déterminisme, ne nie pas la liberté: il la suppose plutôt dans l'effort nécessaire pour se dominer et acquérir la science. Ici comme toujours, il marque l'aube encore indécise d'une grande vérité, bien plus que la nuit de l'erreur.

§35). Troisième conséquence: Le bonheur réduit à la vertu. Tout homme est heureux dès ici-bas, dans la mesure où il est vertueux.

Si en effet la vertu est le bien suprême et seul suffisant, sa possession donnera infailliblement le vrai bonheur. Remarquons que Socrate, comme tous les païens, moralise pour la vie présente: dès ici-bas, il trouve le juste assez récompensé par sa vertu, et le méchant assez puni par ses vices, tant il estime la noblesse de la raison et l'excellence des délectations spirituelles.

Idéal magnifique, dirons-nous, contenant une grande part de vérité [°74] mais irréalisable par la nature déchue, sans le secours de la grâce. À peine accessible à l'élite, il était radicalement incapable de régénérer la foule.

Quatrième conséquence: L'obligation; sa réduction possible à l'utile. L'obligation de pratiquer la vertu est imposée par la loi, loi écrite pour l'organisation de la cité, loi non écrite pour les devoirs d'ordre naturel: Socrate la constate et en cherche les fondements rationnels.

Or selon la pente naturelle de la doctrine socratique, il faudrait dire que les choses obligatoires sont par elles-mêmes nécessaires, ordonnées à notre bien et à notre bonheur. Cette explication tendrait à ramener l'obligation à l'utilité et à l'attirance toute-puissante du bien [°75].

Mais Socrate ne précise pas ce point: au contraire, selon l'opinion commune, il tient que la dernière explication du devoir est dans la volonté des dieux qui ont inspiré les législateurs et formé notre nature: idée exacte elle aussi, mais peu approfondie, et qui semble moins bien s'harmoniser avec le reste de la doctrine.

Nota. - Il importe de redire en terminant cet essai de synthèse de la pensée socratique, qu'une telle synthèse ne se trouve nullement réalisée ni même tentée par Socrate lui-même. On ne l'a proposée ici que pour mieux mettre en valeur toutes les idées fécondes qui se dégagent des dialogues, en notant au fur et à mesure, leur imperfection actuelle et leur richesse d'espérance.

4. - Essai de psychologie et de théodicée.

§36). Socrate reste fidèle à se restreindre au domaine des choses humaines; mais parce que, soit la nature de notre âme et de sa destinée, soit l'existence de Dieu et de sa Providence peuvent influencer notre bonheur, il complète sa morale par un essai de psychologie et de théodicée.

A) Psychologie Socratique. 1) L'âme humaine, selon Socrate, nous apparaît par induction, comme une réalité existante, distincte du corps et plus parfaite que lui: en un mot spirituelle; car on constate qu'elle domine le corps par son activité intellectuelle et volontaire.

2) L'immortalité de l'âme n'est pas absolument nécessaire à la morale, pour Socrate, puisque dans son bel optimisme grec, il a trouvé dans la vertu et le vice, une sanction suffisante au bien et au mal. Cependant, elle lui apparaît très raisonnable, comme étant l'achèvement naturel de la vie en prolongeant le bonheur du sage. Trois raisons l'insinuent:

a) L'activité vivificatrice de l'âme: celle-ci fait vivre le corps, elle ne cesse donc pas de vivre quand elle cesse de l'animer.

b) L'hégémonie du vouloir: l'âme étant dans l'homme la maîtresse, ressemble aux dieux: elle est immortelle comme eux.

c) L'esprit est disposé à juger avec d'autant plus de vigueur qu'il est plus éloigné de la matière.

Mais il est difficile de distinguer en ces raisons rapportées et enrichies par Platon, la part du maître et celle du génial disciple. On peut cependant affirmer que Socrate est le premier qui ait vu nettement dans l'homme ce qui est le principal, son âme; dans cette âme, l'intelligence; et dans l'intelligence, l'idéal éternel dont elle est toute imprégnée. À ce titre; il est le fondateur de la psychologie rationnelle.

§37) B) Théodicée Socratique. Les philosophes antérieurs en montrant dans l'univers le jeu des grandes forces naturelles, détruisaient en fait tout l'édifice de la mythologie sans rien offrir en échange au peuple ni aux esprits religieux. Socrate au contraire ne rejette que les éléments grossiers de la mythologie, les conflits des dieux, leurs passions, etc. et il reste attaché au culte traditionnel. Cependant, en reprenant et en approfondissant les réflexions d'Anaxagore, il s'élève de plus en plus vers le monothéisme.

1) Thèse: Il existe un Dieu, Intelligence suprême, et ordonnatrice.

a) Socrate démontre cette thèse selon son habitude, par induction, mais en élargissant le domaine de ses expériences. Il considère l'ordre admirable de l'univers où rien n'est jeté au hasard. Il y a en chaque être, une finalité immanente qui l'ordonne avec toutes ses parties à une fin immédiate, et cette fin est sa perfection, comme on le voit dans la merveilleuse organisation du corps humain; de plus, les êtres sont ordonnés les uns aux autres; et ils convergent vers un but unique qui est de favoriser le bonheur de l'homme.

Or seule, une intelligence souveraine peut expliquer cet ordre. Donc le cosmos exige un Démiurge.

Socrate, il est vrai, ne pénètre pas toute la richesse de ce principe; sans le démontrer métaphysiquement, il le constate simplement dans les choses humaines où l'explication mécaniste paraît manifestement insuffisante. Mais cette idée générale de finalité suffit pour le conduire à la conception de Dieu, Législateur souverain, c'est-à-dire auteur des lois qui constituent l'ordre naturel.

b) Socrate tire un autre argument du fait de notre intelligence imparfaite et toute d'emprunt: elle ne peut être qu'une participation à l'Intelligence universelle; car il serait absurde de croire qu'une cause inintelligente, ait pu produire des êtres intelligents. De même donc que le corps humain emprunte ses éléments au grand corps de l'univers, de même notre âme participe à l'Âme universelle.

Cette façon de parler ne laisse pas de compromettre la transcendance de Dieu et tend à en faire l'âme immanente du monde; elle semble un souvenir d'Anaxagore et reste une imprécision grave de ces antiques théodicées.

2) Conséquences: Les attributs de Dieu.

a) En lui-même, Dieu est unique, comme le prouve l'unité de l'univers si bien constituée par l'ordre. Comme intelligence, il est invisible aux sens; il a sa vie propre, en lui-même impénétrable. Enfin il est immense puisqu'il anime tout l'univers.

b) Par rapport au monde, Dieu n'est pas Créateur: il a seulement organisé le cosmos. Mais il est Providence, comme l'exige son titre d'Intelligence ordonnatrice. D'une part en effet, il sait tout, voit et entend tout, puisqu'il met partout l'ordre et la beauté; d'autre part, il veille sur l'ensemble comme sur chaque être, et spécialement, il veut efficacement le bien du juste, puisqu'il fait tout converger vers ce but. Cette action bienfaisante peut même dans les cas difficiles, révéler aux justes certains secrets réservés à la science divine.

C'est par là que Socrate légitimait la divination et les oracles païens. De même, il reconnaissait la multitude des dieux, les considérant comme les serviteurs invisibles du Dieu unique, soumis à sa Providence et envoyés par lui aux hommes pour leur communiquer ses volontés. Socrate affirmait, nous l'avons vu, qu'il jouissait lui-même de la familiarité d'un de ces génies bienfaisants [°76], qui se manifestait à lui par une sorte de voix intérieure l'avertissant surtout de ce qu'il ne devait pas faire.

c) Nous aurons donc à l'égard de Dieu, la vénération la plus profonde et une reconnaissance sans borne, venant du coeur. Nous le prierons en lui demandant le bien; nous l'honorerons selon la liturgie de la cité, avec une vraie piété se manifestant surtout par le respect de l'ordre et la pratique de la vertu.

§38) Conclusion. 1. L'influence personnelle de Socrate fut grande. Son humeur enjouée, sa grâce insinuante et insidieuse groupait autour de lui de nombreux jeunes gens qui étaient ses disciples sans en prendre le titre. Mais son entreprise de restauration morale échoua devant la résistance des moeurs et des routines de la cité païenne et démocratique. On le confondit avec les sophistes; et ses allures extérieures en effet, prêtaient à confusion; on l'accusa de propager des idées nouvelles, menaçant à la fois les traditions familiales, politiques et religieuses.

1) Les traditions familiales: car les jeunes gens les plus distingués d'Athènes le suivent et semblent avoir plus d'amitié pour lui que pour leurs parents, surtout quand ceux-ci sont ignorants ou peu vertueux.

2) Les traditions politiques: il critique la direction des affaires publiques, le choix des magistrats par le sort; partisan d'une aristocratie intellectuelle, il enseigne que le gouvernement appartient de droit aux plus savants. C'est un ennemi déclaré du conservatisme et de la démocratie.

3) Les traditions religieuses mêmes: ne remplace-t-il pas les oracles par l'inspiration intérieure et l'autorité régulière par le sens individuel? Quant à son monothéisme, s'il séduit les intelligences d'élite, il apparaît à la foule comme destructeur de la religion traditionnelle.

Ainsi lui fait-on prendre figure de révolutionnaire et de libre penseur. En conséquence, Anitus, Mélitus et Lycon, représentant les politiques, les poètes et les orateurs, le défèrent au tribunal des Héliastes. Après une défense dont le ton ironique et hautain ne contribua pas peu à le perdre, il fut condamné à mort. Il but la cigüe avec un grand calme (mai ou juin 399). Il avait 70 ans.

2. - Au point de vue doctrinal, l'oeuvre de Socrate n'est pas encore une synthèse cohérente et complète, même en morale: c'est une initiation géniale, riche en grandes vérités, mais celles-ci restent en germe.

Ainsi, Socrate atteint une vue nette et profonde des conditions de la science humaine dont le domaine propre est l'universel; et il découvre la vraie méthode scientifique sous son double aspect inductif et déductif; - mais il en restreint arbitrairement l'extension au domaine moral.

Il oriente sa morale vers le principe de finalité dont il soupçonne la valeur souveraine; - mais n'indique pas que la fin dernière ou le bien suprême est hors de l'homme, en Dieu seul; il ne voit pas clairement non plus en Dieu le fondement des sanctions, de la vie future, ni même de l'obligation. Aussi, cette morale socratique, gravitant tout entière autour de l'homme, cherchant le bonheur de l'homme en se basant sur les opinions courantes des hommes, apparaît teintée de naturalisme et manque un peu d'ampleur, bien qu'elle soit très supérieure à l'arrivisme des sophistes.

Enfin, s'il montre la force de la raison pour atteindre le bien et le bonheur, il néglige le rôle de la liberté et sans la nier, il la compromet par son célèbre paradoxe.

Mais Socrate reste avant tout, comme il l'a voulu, le médecin de l'intelligence grecque: il la guérit de son scepticisme et la remet sur le chemin de la pleine vérité. À ce point de vue, sa vie est un bienfait providentiel et marque un âge dans la pensée humaine, car il a su transmettre son amour de l'intelligence à ses disciples. Le plus grand d'entre eux, la plus belle oeuvre de Socrate, c'est Platon.

Chapitre 2. Platon (429-348).

b8) Bibliographie spéciale (Platon)

§39). Aristoclès, surnommé Platon (à cause de son large front) naquit dans l'île d'Égine vers 429 [°77]. Il descendait par son père de Cadmus, le dernier roi d'Athènes; et par sa mère, de Solon. Il termina sa brillante éducation littéraire en suivant les leçons philosophiques de Cratyle, disciple d'Héraclite. Il était poète dans l'âme et avait, dans sa jeunesse, composé des tragédies; mais à vingt ans, après avoir entendu Socrate, il brûla ses vers pour s'adonner tout entier à la philosophie. Il suivit Socrate pendant huit ans, jusqu'à la mort du maître; il se mit alors à voyager pour compléter sa formation. Il se rendit à Mégare où il se perfectionna dans la dialectique à l'école d'Euclide [°78]; il visita l'Égypte où il s'initia à l'astronomie; en Italie et en Sicile, il connut et admira les pythagoriciens et les éléates; à Syracuse enfin, il s'efforça de persuader de ses principes politiques le tyran Denys l'Ancien; mais celui-ci, choqué de sa franchise, le vendit comme esclave.

Revenu à Athènes grâce au philosophe cyrénaïque Annicéris qui le racheta, il ouvrit une école dans le jardin de son ami Académus, d'où lui vint le nom d'Académie [°79]. À part deux voyages en Sicile, le premier en 366 pour déterminer Denys le jeune à appliquer ses principes politiques, le deuxième en 361 pour défendre son ami Dion [°80], il consacra le reste de ses jours (plus de vingt ans) à étudier et à enseigner la philosophie. Il mourut à l'âge de 81 ans, au moment où Philippe de Macédoine commençait la guerre qui allait lui soumettre Athènes et la Grèce.

Oeuvres. Platon nous livre sa doctrine dans ses DIALOGUES qui font l'admiration des critiques littéraires, soit par leur style d'une pureté et d'une variété exempte de toute rhétorique; soit surtout par la vérité et la vie avec lesquelles les personnages y parlent et y agissent. C'est Socrate qui le plus souvent expose la pensée de Platon; mais parfois, comme dans le Timée, pour faciliter l'exposé, la conversation se mue en un long monologue.

Chaque dialogue forme un tout à la façon d'une pièce de théâtre: aussi l'indication des sujets traités n'est jamais rigoureuse; Platon garde toujours du poète la libre allure et la libre discussion. On peut citer comme les principaux:

1) Protagoras ou les sophistes. - 2) Gorgias ou de la rhétorique. - 3) Ménon ou de la vertu. - 4) Le Banquet ou de l'amour. - 5) Phèdre ou de la beauté. - 6) Phédon ou l'immortalité de l'âme. - 7) Parménide ou des idées. - 8) Théétète on de la science. - 9) Le Sophiste ou de l'être. - 10) Timée ou de la nature. Enfin les 10 livres de la République, et les 12 livres des Lois exposent en détail la politique platonicienne.

Voici d'après Bréhier [°81], la liste complète selon l'ordre chronologique:

1) Dialogues précédant ou suivant immédiatement la mort de Socrate: Protagoras, Ion, Apologie de Socrate, Criton, Euthyphron, Charmide, Lachès, Lysis, République, livre I (ou Thrasimaque), Hippias I et II.

2) Dialogue précédant la fondation de l'académie: Gorgias.

3) Dialogues-programmes, suivant de peu la fondation de l'école: Ménon, Ménexène, Euthydème, République, livres II à X.

4) Dialogues contenant le portrait idéalisé de Socrate: Phédon, Banquet, Phèdre.

5) Dialogues introduisant une nouvelle conception de la science et de la dialectique: Cratyle, Théétète, Parménide, Sophiste, Politique (Le Sophiste et le Politique devaient être suivis du Philosophe resté en projet).

6) Derniers dialogues: Timée, Critias (inachevé), qui devait être suivi de l'Hermocrate, Lois (oeuvre inachevée publiée après la mort de Platon, et qui présente à beaucoup d'endroits l'aspect d'un recueil de notes), Epinomis.

Il faut ajouter les noms des dialogues rejetés par la critique moderne: Alcibiade, I et II, Les Rivaux, Théagès, Clitophon, Minos.

Enfin, les treize Lettres ... aujourd'hui reconnues authentiques pour la plupart, notamment la longue lettre VII, adressée aux amis de Dion et remplie de détails sur les rapports de Denys et de Platon.

§40) Principe fondamental. La philosophie de Platon est dominée et unifiée par la théorie des IDÉES, que l'on peut synthétiser dans ce principe. L'objet propre de notre science est le monde réel des Idées dont le monde sensible n'est que l'ombre ou la copie.

Le système contient donc deux parties nettement distinguées: la première concerne le monde intelligible, étudié par la dialectique qui est la vraie science; la seconde concerne le monde sensible, domaine de l'opinion. Platon reprend ainsi l'opposition déjà affirmée par Héraclite et surtout par Parménide; mais il cherche à l'unifier en montrant que tout dans l'univers sensible s'explique par l'influence directrice et informatrice des Idées. Nous avons donc deux articles:

Article 1: La dialectique, science des Idées.
Article 2: Le monde sensible, domaine de l'opinion.

Article 1. La dialectique: science des idées.

Platon s'efforce d'abord d'établir l'existence même du monde idéal, afin de donner un objet à la science. Mais la nouveauté de cet objet exige une méthode appropriée pour l'atteindre. Enfin l'application de la méthode permet d'analyser les rapports intimes des Idées entre elles. Nous aurons donc trois paragraphes:

1. Existence du monde idéal.
2. Méthode platonicienne.
3. Rapport mutuel des Idées.

1. - Existence du monde idéal.

A) L'argumentation.

§41). Pour démontrer la thèse fondamentale sur laquelle repose tout son système, Platon nous présente ses raisons sous de multiples formes que l'on peut ramener à deux preuves, l'une d'ordre logique, l'autre d'ordre ontologique.

1) Preuve logique. Platon ne débute pas comme les critiques modernes, en mettant en question l'existence de la science. Pour lui, la science existe, c'est un fait et c'est un droit que personne d'ailleurs ne songe à nier. En conséquence, il faut admettre comme possédant la même réalité que la science toutes les conditions nécessaires à son existence.

Or la première condition exigée est un objet stable et permanent, capable de se fixer définitivement dans notre esprit, assez déterminé pour être intelligible, rester toujours lui-même et se transmettre intégralement aux générations à venir.

Un tel objet ne se trouve pas dans le monde sensible qu'il faut, dit Platon après Héraclite, concevoir comme «un infini et perpétuel entrelacement de mobilité» où «tout passe comme des rivières» sans que rien demeure.

Il faut donc qu'il existe un autre monde, supérieur à celui des sens, où la science trouve son objet: c'est le monde intelligible des Idées.

2) Preuve ontologique. Le monde sensible prouve l'existence du monde idéal comme l'ombre conduit à la réalité. On y trouve en effet des perfections très précieuses, mais qui, au lieu de se réaliser pleinement, y sont participées à divers degrés. On le reconnaît à deux signes: les choses terrestres sont plus ou moins belles, plus ou moins bonnes, plus ou moins grandes, etc. - ou bien ces perfections sont mélangées avec leurs contraires dans le même être: les choses sont belles à un point de vue, laides à un autre; grandes à un point de vue, petites à un autre, etc.

Évidemment, conclut Platon, ces participations et ces dégradations supposent l'existence d'une source qui possède ces perfections à l'état pur et plénier. Il existe une Beauté et une Bonté souveraines, comme aussi une Grandeur et une Petitesse pures et absolues, existant en soi et par soi: c'est le monde intelligible, objet de la science.

B) Pluralité des Idées.

§42). Ces preuves, surtout la seconde, tendaient à conduire Platon au monisme absolu. Car les multiples perfections ne sont que divers degrés ou modes d'être; et les perfections mélangées d'imperfections, la beauté restreinte par la laideur, etc., ne sont que des parcelles d'un être supposé limité par du non-être.

Mais au moment où il se sent entraîné vers l'être unique et immobile des éléates, Platon n'hésite pas, comme il le dit, à «commettre un parricide en portant la main sur le vénérable Parménide»: et comme les atomistes avaient pulvérisé l'Être supposé matériel, il pulvérise cet Être unique qu'il affirme intelligible et spirituel et en fait une pluralité d'Idées qui sont comme autant d'atomes intelligibles.

Deux preuves, l'une directe, l'autre indirecte appuient cette conclusion:

1) Preuve directe. L'expérience rationnelle l'exige: car la manière habituelle dont procède notre esprit est de dégager, des circonstances sensibles, des perfections stables, puisqu'elles sont susceptibles de définition, et en même temps diverses, multiples et bien distinctes, comme l'humanité, la prudence, la force, etc. Telle était la conclusion directe de l'induction socratique dont Platon est convaincu et sur laquelle il se base, même s'il ne la formule pas explicitement.

Or il faut un objet réel pour que soient possibles ces actes de connaissance scientifique. Puisque le monde sensible, nous l'avons vu, ne peut le fournir, il faut le demander au monde intelligible en le peuplant d'une pluralité d'Idées.

2) Preuve indirecte. Nier cette pluralité, ce serait d'ailleurs détruire toute science: car ce serait affirmer l'être unique, indivisible et solitaire, excluant toute autre détermination que celle d'être. Alors, il deviendrait impossible de rien préciser de rien; impossible aussi désormais de formuler un jugement, et la science humaine qui est un système coordonné de jugements, serait détruite.

Il y a donc une pluralité d'Idées.

En résumé: La science exige: 1) un objet stable et pur pour être intelligible et défini; 2) une pluralité d'Idées pour constituer un ensemble de jugements.

1) Or, il faut concéder à Héraclite que les objets sensibles sont en variation perpétuelle et toujours mélangés de contraires;

2) il faut objecter à Parménide que son Être, tout en ayant la stabilité voulue, détruit tout jugement par son absolue unité;

3) il faut enfin remarquer que l'induction socratique dégage du sensible des perfections multiples et cependant stables, puisque définissables.

Donc l'objet de la science n'est ni le monde sensible, ni l'Être éléate, mais les genres et les espèces que définit Socrate; et non seulement les genres substantiels comme l'animal, la plante, la pierre, etc., mais aussi les qualités et même les relations comme le froid, le chaud, l'égalité, l'inégalité; etc. C'est le monde des Idées.

C) Nature des Idées [°82].

§43). Pour jouer leur rôle d'objet de science, les Idées, selon Platon, jouissent de quatre propriétés:

1) La SPIRITUALITÉ: elles sont d'ordre intelligible, invisibles aux yeux corporels et saisies immédiatement par l'intelligence seule.

2) La RÉALITÉ: les Idées, pour Platon, ne sont pas les concepts abstraits de notre esprit, ni même les pensées de l'Esprit divin; mais elles sont des réalités subsistantes [°83] et individuelles; elles sont douées de vie et de pensée, puisqu'elles sont d'ordre intelligible: elles constituent un monde à part, le seul pleinement réel; ainsi, elles peuvent être à la fois l'objet direct de notre contemplation scientifique et la source des réalités diminuées d'ici-bas.

La réalité est l'attribut fondamental des Idées: elles la possèdent pleinement, de droit comme de fait, car elles existent «en soi» et «par soi» et ont toute leur raison d'être en elles-mêmes; elles sont incausées et indépendantes, véritables causes premières dans leur ordre. De là découlent les deux autres propriétés.

3) L'IMMUTABILITÉ: elles excluent tout changement, soit pour naître, soit pour varier, progresser ou décliner, soit pour disparaître: c'est pourquoi elles sont éternelles.

4) La PURETÉ: elles réalisent leur essence pleinement et sans mélange: chacune dans son ordre est parfaite; on pourrait les dire infinies, bien que Platon n'emploie pas ce terme auquel s'attachait trop facilement pour lui le sens d'indétermination. Au contraire, les Idées sont absolument déterminées; rien ne reste obscur en elles pour l'esprit; en conséquence, elles se distinguent parfaitement les unes des autres [°84].

2. - Méthode platonicienne.

§44). Platon ne distingue pas encore nettement, comme le fera Aristote, les trois points de vue: 1) logique ou de la méthode; 2) métaphysique ou de la doctrine sur les choses prises en soi; 3) psychologique ou du fonctionnement de nos facultés de connaissance. Il appelle «dialectique» l'ensemble des efforts de spéculation et des résultats obtenus dans la recherche de la vérité. Aussi trouvons-nous dans la méthode un aspect logique et un aspect psychologique; et elle se complète par la doctrine métaphysique de la participation des Idées.

A) Aspect logique.

La méthode platonicienne n'est ici qu'un perfectionnement de la méthode socratique. Elle continue l'ironie socratique en insistant sur le rôle de la purification; elle excite la raison à la chasse aux essences grâce à la dialectique de l'amour; puis elle devient une discipline scientifique, conduisant l'esprit par degrés successifs jusqu'à l'intuition du monde idéal.

1) La méthode de purification est une des caractéristiques du platonisme. Elle consiste à dégager peu à peu l'âme intellectuelle de la gangue matérielle où elle est comme embourbée: elle se traduit par les exercices de la maîtrise de soi [§32] chère à Socrate; par la répression des passions désordonnées, et par l'ordre introduit de plus en plus dans la vie de l'âme en soumettant les tendances inférieures à la raison et en délaissant les biens passagers pour aller aux réalités éternelles dont les choses sensibles ne sont qu'une ombre. Au moyen de cette purification, c'est l'âme toute entière qui se dégage du corps et s'élève vers le monde des Idées. C'est pourquoi, selon Platon, le travail du vrai philosophe est d'apprendre à mourir [°85] et il faut aller à la vérité avec toute son âme.

2) Le ressort caché de cette élévation est l'attrait irrésistible que le Bien idéal exerce sur toute âme intellective; et à ce point de vue, la purification devient la dialectique de l'amour. En trouvant dans les objets sensibles un reflet du Bien, l'âme se sent émue et se porte violemment vers lui. Cet élan est une force précieuse, mais il doit être dirigé vers des objets de plus en plus spirituels, jusqu'à ce qu'on atteigne au sommet du monde idéal, le Beau et le Bien absolu et immuable.

3) Cependant cette ascension progressive revêt aussi une forme plus didactique et devient une discipline scientifique. La méthode est alors constituée d'approximations successives par lesquelles on s'élève peu à peu vers la pleine vérité. On peut y distinguer deux temps comprenant chacun deux degrés.

Le premier temps regarde le monde sensible et l'on y trouve:

Au premier degré, les simples perceptions passagères des choses sensibles ou pures imaginations fugitives: par exemple, l'attention à entendre ou à se rappeler de belles musiques, en cherchant la plus harmonieuse. Ce degré n'engendre que la conjecture.

Au deuxième degré, commence l'effort de stabilisation et de généralisation où s'esquissent les définitions scientifiques; il reste cependant incomplet et provisoire parce qu'il se base, soit sur les opinions communément reçues dans le peuple ou transmises par les poètes et les traditions religieuses (ce qu'on appelle les mythes), soit sur des comparaisons et de simples vraisemblances: par exemple, la nature de l'âme s'expliquera en la comparant à un char traîné par deux coursiers très différents [°86].

Nous retrouvons ici l'induction socratique qui selon Platon engendre la FOI.

L'ensemble des conjectures et des croyances forme l'opinion qui n'est certes pas à négliger puisqu'elle renferme la doctrine de Platon sur le monde sensible.

Le deuxième temps est cependant plus important: il concerne le monde intelligible.

Au premier degré, on trouve l'étude des sciences exactes, mathématique et géométrie, qui habituent l'esprit à la recherche des essences stables, mais qui gardent une base hypothétique peu sûre. Ces sciences en effet ont besoin d'images sensibles; mais la dernière raison d'être de leurs axiomes et des définitions qu'elles donnent des nombres, des lignes, etc. n'est pas dans le sensible: c'est pourquoi, en les admettant sans plus d'explication, on reste dans l'ordre hypothétique sans atteindre l'absolu [°87]. Ce degré engendre la connaissance raisonnée: science, mais encore imparfaite.

Au deuxième degré, on obtient la dernière explication de tout, par l'intuition des Idées, soit en les contemplant en elles-mêmes, soit en étudiant leurs rapports mutuels au moyen de l'analyse et de la déduction. Ce dernier degré seul découvre parfaitement le réel; il engendre la sagesse ou science parfaite.

Cependant Platon réunit aussi ces deux degrés sous le nom d'intelligence ou science en général [°88].

B) Aspect psychologique.

§45). Il faut d'abord insister sur le caractère intuitif des procédés platoniciens: car si les degrés inférieurs font appel au sensible et amorcent une induction, ils ne basent les degrés supérieurs qu'en un sens psychologique ou subjectif. Ils sont nécessaires comme exercices préparatoires, mais l'intelligence arrivée au sommet, saisit immédiatement, intuitivement, son objet (le monde des Idées) qui se suffit à lui-même et ne se base sur rien.

Platon confirme ce caractère intuitif de sa méthode en expliquant la manière dont notre intelligence atteint le monde idéal: c'est la théorie de la RÉMINISCENCE dont la thèse essentielle peut s'exprimer ainsi:

1) Thèse: L'expérience sensible est l'excitant ou l'occasion qui réveille la science; elle n'en est nullement la source ou la matière.

Notre âme en effet, est supposée venir ici-bas après une vie antérieure, passée dans le monde intelligible lui-même, où, par la contemplation directe des Idées, elle s'était remplie de la vraie science. L'union au corps a été cause d'oubli momentané; mais puisque le monde sensible participe, bien qu'imparfaitement, au monde idéal, il peut lui être une occasion de s'en souvenir. Lorsque l'âme sera suffisamment préparée par la maîtrise de soi qui la dégage des passions, et par l'application aux degrés inférieurs de la méthode, elle retrouvera sous la touche ou le choc des sensations, l'enivrante intuition du monde des Idées.

2) Preuves. a) Cette thèse se présente souvent chez Platon comme un simple corollaire de la doctrine des Idées: puisque ces vraies réalités, seul objet légitime de la science, ne peuvent se trouver dans le monde sensible, il faut que l'âme les apporte avec soi en naissant à la vie terrestre: c'est la théorie de l'INNÉISME [°89].

b) Parfois aussi Platon essaye de démontrer sa thèse de la réminiscence par induction directe. On constate, dit-il, qu'un ignorant habilement interrogé, découvre de lui-même des vérités d'ordre intelligible. Ainsi l'esclave de Ménon en raisonnant sur des figures, détermine certains rapports de surface [°90]; donc il possédait déjà cette science que personne ne lui avait enseignée et qui déborde le sensible: au contact de l'expérience, il s'est simplement souvenu.

La thèse ainsi prouvée devient une confirmation de l'existence des Idées et de la légitimité de la méthode.

§46) C) Réalisme et innéisme platoniciens. 1) Ce qui constitue pour ainsi dire l'essence de cette méthode, c'est de procéder le plus souvent, soit par inductions au sens large, sans trop insister sur les faits et en s'orientant vers les notions les plus générales, soit par syllogismes tronqués ou enthymèmes. Car ces procédés rapides de penser paraissent une suite enchaînée de coups d'oeil intellectuels plutôt que le passage régulier par tous les intermédiaires du raisonnement. Elle est ainsi la caractéristique d'une classe d'esprits: les intuitifs et les mystiques [°91] qui s'opposent à une autre classe d'esprits: les déductifs et les positifs.

2. Le danger de cette méthode est de se contenter aisément d'interprétations ou de conclusions vraisemblables mais incomplètes ou même fausses, parce qu'on ne tient pas compte de tous les faits d'expérience, ou qu'on laisse trop dans l'ombre une nuance de l'idée. Platon qui manie sa méthode avec l'audace du poète, plutôt qu'avec la circonspection du philosophe, n'évite pas cet écueil; à cause de cela, sa théorie fondamentale des Idées est viciée par deux erreurs: le réalisme exagéré et l'innéisme.

a) Le RÉALISME EXAGÉRÉ: c'est la théorie enseignant que l'objet de notre connaissance intellectuelle est une réalité douée en tout point, des mêmes propriétés que nos idées ou concepts abstraits. Elle est une thèse de critériologie dont elle cherche à résoudre l'un des problèmes essentiels: celui des universaux ou de la valeur objective de nos idées abstraites.

Cependant cette théorie, pour Platon, est plutôt psychologique et métaphysique; car la pensée des anciens, comme d'ailleurs le bon sens, est essentiellement réaliste et fort peu critique, en ce sens qu'il est admis sans conteste et universellement que l'objet connu est une réalité extérieure à la pensée; tout au plus quelques auteurs secondaires mettent-ils en doute la possibilité de connaître scientifiquement la réalité; mais ils tombent dans le scepticisme, comme certains sophistes [§24] et les disciples de Pyrrhon [§114]. Il faut arriver aux temps modernes pour trouver d'authentiques idéalistes, construisant un système philosophique en prétendant que l'objet connu n'est pas le réel mais une modification du sujet, qu'ils appellent l'idée ou la pensée.

La thèse du réalisme supposée, il reste à en préciser l'application. Pour mieux délimiter l'exagération de Platon; explicitons sa pensée dans le syllogisme suivant:

	Notre science a pour caractères, d'être spirituelle, éternelle,
	immuable, pleinement intelligible.

	Or la réalité n'est objet légitime de la science que si elle a les
	mêmes caractères que la science; autrement, plus de conformité
	entre la connaissance et son objet, et par suite, plus de vérité.

	Donc la vraie réalité est le monde des Idées.

C'est la mineure qu'il faut rectifier: car ce qui est à la fois chose connue et chose réelle, peut être considéré, d'abord en soi, comme contenu objectif de l'idée; et à ce point de vue, il garde en effet les mêmes caractères dans la science et dans la réalité: par exemple, tout ce qu'on affirme en psychologie de l'homme considéré en soi, selon sa nature, qu'il est libre, vivant, doué d'une âme immortelle, etc., se réalise exactement en Pierre ou Paul.

Mais cette nature qui est à la fois chose connue et chose réelle, peut aussi être considérée quant à son mode d'existence, et à ce point de vue elle a des caractères très différents, opposés même, dans nos sciences et dans la réalité: ainsi, la nature humaine dans Pierre ou Paul a une existence physique et concrète, exigeant la matière individuelle et les propriétés qui en découlent, de temps, de lieu, etc.; et cette même nature humaine en psychologie, a au contraire une existence idéale (intentionnelle) et abstraite, laissant de côté toutes les propriétés de la matière, en sorte qu'elle revêt les caractères d'immutabilité, d'éternité, d'absolu, d'intelligibilité parfaite.

L'erreur de Platon a été de transporter dans le réel, les caractères propres aux concepts, dus au mécanisme de l'abstraction. La solution vraie et nuancée d'Aristote et de saint Thomas s'appelle réalisme modéré.

b) L'INNÉISME: c'est la théorie enseignant que les idées ou concepts spirituels sont possédés par l'âme humaine dès le premier instant où elle anime son corps; en d'autres termes, nos idées naissent avec nous; elles sont l'oeuvre de la nature et nullement d'un concours de l'expérience sensible ou d'un travail d'abstraction. C'est une thèse de psychologie, s'efforçant de résoudre le problème de l'origine de nos idées.

Ici encore explicitons la pensée de Platon en un syllogisme:

	Ce qui est spirituel ne peut nullement avoir pour cause le sensible
	corporel.

	Or nos idées sont spirituelles.

	Donc elles ne viennent pas du sensible.

C'est la majeure qu'il faut rectifier. Évidemment, le spirituel ne peut avoir le sensible pour cause principale et totale; mais il peut y trouver une cause instrumentale et partielle, si les faits dûment constatés l'exigent. Or le fait négligé par Platon est une très réelle dépendance du contenu de toutes nos idées (au moins dans ce qu'elles expriment directement) vis-à-vis de l'expérience sensible, de sorte que l'interprétation de cette dépendance par le simple rôle d'excitant est manifestement insuffisante: l'expérience a tous les caractères d'une cause efficiente.

Cependant il faut en même temps sauvegarder le fait non moins évident de la spiritualité de nos idées et la signification transcendante, suprasensible, de plusieurs. Aristote et saint Thomas y parviennent par une application nouvelle et originale de l'acte et de la puissance (théorie de l'intellect agent) [§84].

Platon laisse inexpliquée une partie des faits; c'est pourquoi ignorant l'abstraction, il ne parvient pas à déterminer pleinement l'objet propre de notre raison qui est l'essence abstraite du sensible; il donne à ces essences les propriétés de l'objet adéquat de l'intelligence en général, c'est-à-dire l'être absolu qui est de soi parfait et infini. Il semble fasciné par la noblesse de l'esprit qui est déjà de la famille des anges et de Dieu; il oublie que par son union au corps il reste aussi de la famille des vivants sensibles.

3. Le bon côté de la méthode platonicienne est son esprit métaphysique: elle prend son point d'appui sur une tendance puissante vers l'unité, un besoin d'expliquer l'imparfait par le parfait, le changeant par l'immuable, le multiple par l'un, qui contient implicitement l'expression la plus riche du principe de causalité. Nous en verrons plus bas l'application la plus importante dans la théorie de Dieu, cause suprême du monde sensible: ce sera le lieu d'en compléter la critique.

3. - Rapport mutuel des idées.

A) Théorie de la participation.

§47). En appliquant la méthode intuitive à la contemplation du monde intelligible, Platon se flatte d'expliquer le contenu de toutes nos sciences. Or nos sciences ne sont pas constituées de simples idées juxtaposées, mais de jugements qui se présentent comme des affirmations ou des négations absolues, reflétant des liens ou des oppositions nécessaires et immuables entre les Idées. C'est ce qui conduit Platon à poser le principe de la PARTICIPATION des Idées, que l'on peut formuler ainsi: Toute Idée est par essence compatible ou incompatible avec certaines autres; ainsi l'Idée de neige est par essence compatible avec l'Idée de blancheur, incompatible avec l'Idée de chaleur.

Il en résulte dans le monde idéal, un ordre hiérarchique: les Idées n'y ressemblent pas à des atomes homogènes; mais les plus simples se montrent compatibles avec un plus grand nombre d'autres: elles sont comme des sommets faisant rayonner leur vérité sur une foule plus étendue d'Idées inférieures, tandis que les plus complexes se restreignent de plus en plus. Ainsi s'unifie la pluralité des Idées en se révélant comme une pyramide fortement organisée de genres et d'espèces.

Le moyen pour nous de découvrir ces rapports de participation est simplement l'application de la méthode intuitive, par l'analyse du contenu de chaque Idée, mais en suivant les articulations naturelles de l'essence et en procédant par degrés successifs, qui ajoutent chaque fois une différence spécifique au genre précédemment découvert [°92].

Évidemment, Platon n'a pas explicité les participations de toutes les Idées: c'eût été exposer le détail de toutes les sciences. Mais il a établi fortement le principe, estimant que l'analyse bien conduite d'une seule Idée devait faire découvrir toutes les autres; et il s'est efforcé d'expliquer la nature de cette participation, ce qui était particulièrement délicat dans son système réaliste: car il devait à la fois maintenir la distinction parfaite entre les Idées, comme l'exige leur essence, et rendre compte de l'intime union affirmée entre elles par le jugement. Il crut y parvenir par la théorie des genres suprêmes.

B) Essai d'explication par les cinq genres.

§48). Pour expliquer l'unification d'Idées restant distinctes, Platon montrera qu'elles participent toutes à la fois à l'être et au non-être.

1) Toutes les Idées participent à l'être. En effet, toute réalité est nécessairement ou en mouvement ou en repos, de sorte qu'il faut poser, comme deux genres suprêmes auxquels toutes les autres Idées participent, deux Idées, le MOUVEMENT et le REPOS. Mais au-dessus encore, il faut placer l'Idée d'ÊTRE qui se distingue des deux précédentes puisque le réel peut être indifféremment en mouvement ou en repos, mais qui est évidemment source de leur réalité. Ainsi toutes les Idées, par l'intermédiaire du mouvement ou du repos, participent à l'être.

2) Toutes les Idées participent au non-être. Il y a en effet deux autres genres suprêmes, les Idées du MÊME et de l'AUTRE, auxquelles participent aussi toutes les autres Idées; Platon le montre comme plus haut par l'intermédiaire du mouvement et du repos. Il faut en effet affirmer du mouvement, qu'il est le même que soi et autre que le non-mouvement; et aussi du repos qu'il est le même que soi et autre que le non-repos. Ainsi soit le mouvement, soit le repos, et par leur intermédiaire, toutes les autres Idées participent aux deux Idées du Même et de l'Autre.

Or l'Idée de l'Autre est précisément celle du non-être, non pas du non-être absolu, mais du non-être relatif qui est, pense Platon, quelque chose de positif et de réel, à savoir, ce qui est en dehors de la quantité définie d'être contenue en chaque Idée.

Ainsi donc, toute Idée participe à la fois à l'Être (pour ce qui lui convient) et au Non-être (pour ce qui est autre qu'elle); et ce double courant, positif et négatif, qui traverse tout le monde idéal, semble expliquer la participation mutuelle des Idées, en maintenant à la fois leur unité et leur distinction. Non seulement la participation est un lien nécessaire et essentiel qui rive certaines Idées entre elles, comme les lettres de l'alphabet, dont les unes communiquent entre elles et les autres se repoussent; elle est plus que cela, et on pourrait la définir: «Une tendance interne des Idées, une sorte de poussée vitale vers l'identification (leur distinction étant sauvegardée), de façon qu'elles s'unissent en maintenant leur pluralité».

Platon note ici un corollaire important: l'existence réelle du non-être explique la possibilité de l'erreur, où l'on affirme qu'une Idée inclut l'autre (le non-être) alors qu'elle l'exclut en réalité: sans l'existence du non-être, le jugement erroné serait sans objet, donc inexistant; et l'on ne pourrait définir le sophiste, dont l'art est de présenter l'erreur comme une vérité [°93].

C) Le Bien, dernière raison de tout.

§49). Cette tendance vers l'identification s'explique pour Platon, par l'influence de l'Idée la plus sublime et la plus dominatrice: l'Idée du Bien.

Pour lui, «l'Idée du Bien est source de l'être et de l'essence des autres Idées», c'est-à-dire (semble-t-il): si l'Être existe et s'il se développe dans toutes les autres Idées qui explicitent son non-être, c'est parce que cela est mieux pour manifester la plénitude du Bien.

Par le fait, elle est source suprême d'intelligibilité pour les Idées, étant leur dernière raison d'être et leur cause suprême: elle est, selon une comparaison célèbre, le «Soleil du monde intelligible», la lumière nécessaire pour voir clairement chaque essence idéale.

Mais elle-même, elle est, dit Platon, «quelque chose bien au-dessus de l'essence (ou Idée commune) en dignité et en puissance». Parce que le Bien est l'intelligibilité universelle d'où dérivent toutes les intelligibilités particulières, il est lui-même au-delà des intelligibles: terme ultime d'explication, il n'est plus lui-même complètement explicable; il n'est vu qu'avec peine et postulé presqu'autant que connu [°94].

Plus profondément, la pensée de Platon semble être de donner un rang à part à l'Idée de Bien, excluant d'elle, et d'elle seule, tout non-être et toute limite. Platon est ici le disciple de Socrate dont le problème essentiel était de déterminer quel bien donne le vrai bonheur. Ayant découvert le monde intelligible, il répond: c'est le Bien en soi qui se suffit à lui-même et se distingue de tout le reste, mais qui est la source de toute réalité, de toute vertu et de tout bonheur: et il s'identifie en nous, comme disait Socrate, avec la sagesse ou science parfaite.

§50). Le réalisme exagéré vicie toutes ces recherches métaphysiques de Platon; il le conduit à l'absurdité d'expliquer par des propriétés du réel, des propriétés purement logiques de nos concepts, en particulier celle de s'identifier dans le jugement tout en restant distincts, parce qu'ils expriment le même objet (matériellement) sous deux aspects différents (formellement): il est clair que l'individualité des Idées platoniciennes exclut une telle identification; outre qu'il est toujours arbitraire de conclure à des rapports réels dans les choses par la simple analyse des rapports logiques entre les idées.

D'autre part, la conception d'un monde idéal hiérarchisé et unifié dans le Bien ne manque pas de grandeur et prépare l'exemplarisme augustinien. Mais sa valeur métaphysique sera mieux appréciée à propos de Dieu.

Notons seulement ici comme une première ébauche des deux doctrines les plus importantes du péripatétisme:

1) L'idée du non-être relatif et réel, limitant les essences pures elles-mêmes, prépare la notion de puissance, principe de limitation et de multiplicité, dont la première application thomiste est la distinction réelle entre essence et existence dans les créatures, pour en expliquer la contingence et la multiplicité spécifique.

2) La place suréminente concédée au Bien prépare la notion de perfection pure exprimée par un concept analogue, en notant que pour Platon, toutes les autres idées, y compris l'être, enveloppent du non-être et gardent le rang d'idées univoques.

Mais le monde idéal n'est pas seulement l'objet de la science, il est aussi la dernière explication du monde sensible et de notre vie humaine.

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