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Précis d'histoire de philosophie (§228 à §245)

Chapitre 2. L'apogée.

b43) Bibliographie générale (L'apogée de la scolastique)

§228). Le grand travail de formation doctrinale qui se poursuivait depuis quatre siècles dans les écoles du Moyen Âge, aboutit au XIIIe siècle, grâce à un ensemble de circonstances favorables, à un magnifique épanouissement d'ordre à la fois théologique et philosophique; et de nouveau, comme au temps de l'apogée de l'époque païenne, nous trouvons, non des écoles ou des théories fragmentaires, mais de puissantes personnalités qui nous offrent chacune une synthèse philosophique complète: les écoles viendront après eux pour les continuer. Le plus grand d'entre eux est incontestablement saint Thomas d'Aquin. Autour de lui, nous montrerons les autres docteurs importants, soit comme précurseurs, soit comme indépendants ou même rivaux: de là, trois articles:

Article 1. Les précurseurs de saint Thomas.
Article 2. Saint Thomas d'Aquin.
Article 3. Les synthèses non thomistes.

Article 1. Les précurseurs de saint Thomas.

§229). Par précurseurs, nous n'entendons pas seulement les maîtres, spécialement saint Albert le Grand dont saint Thomas connut et utilisa les doctrines, mais aussi les circonstances où naquit le thomisme. En effet, cette grande oeuvre ne fut possible que par la convergence d'un certain nombre de causes qui en expliquent plusieurs aspects et en précisent la portée. Ces causes d'ailleurs débordent le thomisme et constituent le cadre général où se créent les divers systèmes: de là leur air de parenté et le fond doctrinal commun qui caractérise l'époque scolastique. Nous aurons donc trois paragraphes:

1. Les Circonstances.
2. Les premiers Maîtres aristotéliciens.
3. Saint ALBERT LE GRAND.

1. Les Circonstances.

§230). Une triple circonstance favorisa puissamment, au début du XIIIe siècle, l'apogée de la scolastique et la naissance du thomisme: l'érection des Universités, la fondation des Ordres mendiants, et les traductions d'Aristote.

A) Les Universités [b44].

Vers la fin du XIIe siècle, la célébrité des écoles épiscopales de Paris attira maîtres et élèves en nombre de plus en plus grand, de sorte qu'ils furent amenés à se réunir en association sur le modèle des autres corporations de métiers. L'ensemble des maîtres et des élèves des écoles de Notre-Dame (universitas magistrorum et scolarium) reconnut la juridiction du Chancelier de la Cathédrale; en 1200, Philippe-Auguste approuva cette union, et en 1215, le légat du Pape Robert de Courçon lui donna ses statuts. Ainsi fut érigée la première Université, la plus célèbre du Moyen Âge, qui servit de modèle à toutes les autres: citons Bologne (début du XIIIe siècle: renommée pour le droit); Toulouse (1233); Salamanque (1248); Oxford [°520] (1258); Montpellier (1289, célèbre pour la médecine); et plus tard, Louvain (1425). Celle de Paris fournit aussi le cadre où enseignèrent la plupart des grands scolastiques et en particulier saint Thomas: il convient d'en signaler l'organisation.

L'Université de Paris, suivant les traditions des écoles de Notre-Dame, comprenait surtout deux facultés: la théologie et la philosophie, celle-ci appelée «Maîtrise ès-arts» en souvenir des sept arts libéraux dont la dialectique était le sommet; on y ajouta plus tard celle de droit et celle de médecine.

La faculté des «arts» était en un sens [°521] la plus importante, parce qu'elle devait servir de préparation à toutes les autres: aussi les «artistes» à eux seuls comprenaient-ils la majorité des élèves. Ceux-ci se groupaient par nations: Français, Picards, Normands, Anglais, Espagnols; et comme on restait affilié à sa nation même après avoir terminé la philosophie, ces associations représentaient en fait toute l'Université. Or les artistes avaient le droit d'élire à leur tête, un «Recteur» qui ne tarda pas à entrer en lutte avec le Chancelier et qui finit par le supplanter au XIVe siècle.

Les statuts exigeaient un minimum d'âge pour enseigner: en philosophie, 20 ans et 6 ans de fréquentation scolaire; en Théologie, 34 ans et 8 ans d'études; il fallait en outre conquérir les trois grades de la faculté. Le premier était le baccalauréat: après un examen préliminaire devant trois et plus tard quatre maîtres, l'aspirant bachelier devait soutenir publiquement ses thèses durant tout le carême: on appelait cet acte, la «déterminance» parce que le candidat «ne se contentait pas d'argumenter pour et contre, mais résolvait et tranchait (determinare) les questions discutées» [°522]. Il expliquait ensuite durant deux ans, en qualité de bachelier dirigé par un maître, les manuels en usage; puis il se présentait au Chancelier pour en recevoir la «licence», c'est-à-dire la permission d'enseigner à son propre compte. Il ne lui restait plus alors qu'à prononcer en grande solennité sa première leçon, pour être déclaré «Docteur» ou «Maître ès-arts».

La faculté de théologie comprenait les trois mêmes grades, mais le baccalauréat se subdivisait en trois épreuves: pendant trois carêmes, l'aspirant devait soutenir ses thèses en expliquant, d'abord la Bible d'une façon littérale, puis les Sentences de Pierre Lombard, enfin la Bible d'une façon approfondie: on distinguait ainsi le «baccalarius biblicus, sententiarius, formatus» [°523]. Après quoi, le «bachelier formé» devait soutenir, devant ses collègues, quatre argumentations dont le succès lui permettait de recevoir la «licence» et la «maîtrise».

Comme exercice d'enseignement, on continuait ceux des écoles [§199, (2)], la «lectio» ou commentaire, et la «disputatio» qui avait un intérêt spécial lorsqu'elle était dirigée par un maître célèbre. Les plus retentissantes se tenaient eu théologie; mais la méthode scolastique, telle surtout que la pratiqua saint Thomas, obligeait sans cesse le maître en théologie à exposer les thèses philosophiques [°524].

Deux principes dominaient l'organisation de l'Université de Paris: La LIBERTÉ et l'INTERNATIONALISME. Quiconque avait réussi les examens pouvait s'établir maître à son tour, ou bien au compte des nations qui le choisissaient, ou bien à son propre compte. De même, les élèves étaient libres de choisir leurs cours: ils devaient seulement s'attacher à un maître. Cette liberté était évidemment très favorable à l'influence des maîtres les plus remarquables, non sans susciter parfois des rivalités. Mais tous ne restaient pas à Paris comme professeurs en titre (Magistri actu regentes), beaucoup étaient seulement Docteurs honoraires (Magistri actu non regentes): ils abordaient d'autres études ou retournaient professer dans leur pays.

Au XIIIe siècle en effet, Paris était le grand foyer intellectuel international: de tous les pays d'Occident, les élèves y affluaient et le titre de Docteur de Paris avait une valeur spéciale, si bien que le Pape Nicolas IV, en 1292, reconnut à ceux qui le portaient le droit d'enseigner dans les autres Universités sans avoir besoin d'un nouvel examen. Aussi, les rois de France protégèrent et dotèrent de privilèges ce puissant moyen d'influence et de prospérité pour leur capitale. Mais surtout l'Église par les Souverains Pontifes en prit résolument la direction: en un temps où tous les étudiants se destinaient au sacerdoce [°525] et où toutes les doctrines convergeaient vers la théologie, un centre intellectuel comme Paris était nécessairement, ou une pépinière d'hérésies, ou une source de pure vérité catholique pour toute la chrétienté. C'est pour assurer ce dernier résultat que les Papes en surveillèrent toujours très activement l'enseignement, condamnant les livres hérétiques; faisant expulser les maîtres dangereux, imposant les professeurs les plus orthodoxes. Ainsi, pour le plus grand bien de la scolastique, s'exerça le légitime contrôle de la Foi, ne laissant à la raison que la liberté de chercher la vérité.

B) Les Ordres mendiants [b45].

§231). À la fin du XIIe siècle, c'était surtout dans les écoles épiscopales que fleurissait la philosophie, et dans le premier quart du XIIIe siècle, seuls les maîtres séculiers professent à l'Université de Paris. Mais saint François d'Assise en 1214 et saint Dominique en 1217 fondent deux grands Ordres nouveaux qui, mieux que les anciens moines, s'adapteront aux besoins intellectuels de leur temps: nous les verrons bientôt prendre la tête du mouvement philosophique et théologique, attaqués par la jalousie des maîtres séculiers, mais efficacement défendus par les interventions pontificales.

Les dominicains surtout, dès le début, inscrivent les études dans leur règle: ils s'installent dans les grands centres intellectuels, comme Paris et Bologne, où ils se recrutent abondamment parmi les étudiants et les maîtres et où chaque fondation est une école. Officiellement, il est vrai, ces écoles ont pour objet exclusif les «études sacrées», l'Écriture et la théologie; mais elles sont obligatoires pour les religieux et ouvertes aux séculiers. On en distinguait trois sortes: le «studium ordinarium» avec un maître et quelques auxiliaires; le «studium solemne» pour une province, avec un maître et un ou deux bacheliers, interprétant la Bible et les Sentences et tenant les disputes publiques; enfin dans les grands centres, le «studium generale», avec un maître et deux bacheliers: il tenait les mêmes exercices que le précédent mais recrutait ses maîtres et ses élèves dans toutes les provinces.

Le studium generale le plus célèbre au Moyen Âge est celui du couvent Saint-Jacques à Paris: il est incorporé à l'Université en 1229 et une seconde chaire lui est concédée en 1231. En 1248, quatre nouveaux studia generalia sont fondés à Oxford, Cologne, Montpellier, Bologne, et à la fin du XIIIe siècle, la plupart des 18 provinces dominicaines possèdent leur centre intellectuel.

Mais la théologie, telle qu'on l'enseignait dans les meilleures écoles de l'époque, exigeait une formation philosophique. Aussi, malgré l'usage qui interdisait aux religieux l'enseignement des sept arts libéraux, les dominicains organisèrent bientôt chez eux, quoique prudemment [°526], des études purement philosophiques: réservées d'abord aux religieux, elles s'ouvrirent au public au XIVe siècle. Cette initiative leur valut, comme le comportait leur vocation, une influence doctrinale exceptionnelle au grand siècle scolastique et les papes trouvèrent en eux leurs meilleurs auxiliaires pour maintenir l'esprit catholique dans le puissant mouvement intellectuel des Universités, spécialement de Paris. Clément V (1305-1314) en fondant une école au palais pontifical d'Avignon, la confia à un maître dominicain et institua la charge de «Magister Sacri Palatii» qui est restée dominicaine.

Les franciscains eux aussi, encouragés par les Papes, entrèrent dans le mouvement des études et leur école de Paris fut incorporée à l'Université en 1231. L'exemple des deux grands ordres entraîna les autres congrégations qui ouvrirent à leur tour des écoles à Paris, les Cisterciens en 1256, les Ermites de saint Augustin en 1287, les Carmes en 1295. Les séculiers eux-mêmes à l'imitation des couvents, se rassemblèrent en collèges où les élèves en théologie se formaient aux disputes et à la prédication. Le plus célèbre est celui que fonda en 1253, Robert Sorbon, chapelain de saint Louis.

C) Traductions d'Aristote [b46].

§232). Jusqu'au XIIe siècle, les scolastiques ne connaissaient guère d'Aristote que les traités logiques, traduits et commentés par Boèce; mais le grand mouvement des croisades et le contact forcé avec les Arabes en Espagne leur révélèrent les trésors doctrinaux de l'antiquité et ils les reçurent en masse au moment où tout était disposé dans les écoles pour les faire fructifier. Ce fut d'abord par l'intermédiaire de l'arabe que la pensée d'Aristote passa au latin, à la fin du XIIe siècle, grâce au collège de traducteurs établi à Tolède par l'archevêque Raymond (1126-1151). Jean d'Espagne, Gérard de Crémone (décédé 1187) et surtout Dominique Gundisalvi [°527] s'y font spécialement remarquer, et traduisent en même temps qu'Aristote, les oeuvres principales d'Al Kindi, d'Al Farabi, de Gazali, d'Avicebron, d'Avicenne, de Maïmonide, d'Averroès ainsi que des ouvrages scientifiques de Ptolémée, de Gallien, etc.

Au début du XIIIe siècle, un second foyer de traductions du même genre apparaît à la cour de Sicile, sous Frédéric II (1194-1250) et Manfred (1258-1266) où travaillent spécialement Michel Scot, Herman l'Allemand et Barthélemy de Messine [°528]: ils vulgarisent surtout l'oeuvre d'Averroès.

Pour connaître la pensée d'Aristote, l'imperfection de ces oeuvres était évidente: aussi les grands scolastiques préférèrent-ils toujours les traductions latines faites directement sur le grec, moins nombreuses et plus tardives, mais plus fidèles. Deux hellénistes se distinguèrent dans ce travail: l'anglais Robert Grossetête (1175-1253) qui traduisit l'Éthique à Nicomaque et le Pseudo-Denys; et surtout Guillaume de Moerbeke, dominicain (mort archevêque de Corinthe vers 1286) qui, à la demande de saint Thomas, donna une nouvelle édition latine des principales oeuvres d'Aristote traduites ou revisées directement sur le grec, et traduisit plusieurs commentaires de Simplicius, d'Alexandre d'Aphrodisias, de Thémistius, l'Elementatio theologica de Proclus contenant le Liber de causis, des ouvrages médicaux d'Hippocrate et de Gallien, des traités d'Archimède, etc. «Ces traductions, dit M. de Wulf, furent classiques au XIVe siècle: elles sont littérales et fidèles et quoique dépourvues d'élégance, conservent encore leur valeur» [°529].

Les scolastiques trouvent dans cet afflux d'idées nouvelles un aliment très riche à leurs recherches, non seulement de philosophie, mais de médecine, de chimie, d'astronomie, de géométrie, en un mot, de l'ensemble des sciences humaines; et c'est alors que s'accomplit l'étape doctrinale de ce qu'on peut appeler au sens large, la RENAISSANCE [°530] qui permit à l'Europe latine d'assimiler tous les aspects de la culture antique: le XIIIe siècle en effet reprend à son compte la pensée des anciens déjà synthétisée dans l'oeuvre d'Aristote et enrichie de platonisme sous l'influence des Arabes et des augustiniens.

L'entrée du Philosophe [°531] dans les écoles fut en effet l'événement capital qui donne au XIIIe siècle sa physionomie propre. C'était la sagesse païenne exprimée en une large synthèse scientifique avec son idéal de vie qui se dressait en face de la sagesse chrétienne, jusque là seule maîtresse des esprits [°532]. La rencontre ne se fit pas sans heurts.

On peut distinguer quatre étapes dans la conquête progressive des esprits par Aristote au XIIIe siècle, principalement à Paris [°533]. La première, qui s'étend de 1200 à 1230 environ, est celle des «Premières escarmouches» entre le Philosophe et les tenants de l'orthodoxie. Au début du siècle en effet, les essais d'utilisation de l'aristotélisme par les latins ne furent pas heureux: ils occasionnèrent les doctrines panthéistes d'Amaury de Bènes et de David de Dinant [§210]. Aussi l'autorité ecclésiastique intervint-elle vigoureusement. En 1210, un concile de la province de Sens réuni à Paris, interdit l'enseignement public et privé de la «Philosophie naturelle» d'Aristote [°534] et les commentaires arabes, en même temps qu'il condamnait Amaury de Bènes et David de Dinant; en 1215, le légat du Pape, Robert de Courçon, renouvelle cette interdiction à l'université naissante; et ces prohibitions furent en général observées jusqu'après 1230.

De 1230 à 1260 environ, il se produit un «apaisement» dont profite Aristote pour progresser et triompher dans l'enseignement officiel. En 1231, lors de la réorganisation de l'Université de Paris, après la grève scolaire déclenchée en 1229, le pape Grégoire IX (1227-1241) ne maintient plus les prohibitions que provisoirement: les livres péripatéticiens sont exclus «quousque examinati fuerint et ab omni erroris suspicione purgati»; et dix jours après, le Pape nommait une commission de trois Maîtres en théologie, chargés de les expurger en vue de l'enseignement. Un esprit nouveau se manifeste donc en faveur du Philosophe, si bien que vers 1245, Roger Bacon pourra expliquer à Paris tous les ouvrages d'Aristote, comme on le faisait à Oxford et ailleurs [°535], sans provoquer de protestation. Bien plus, cet enseignement, d'abord facultatif, devint vite général; et les nouveaux statuts de la faculté des Arts, promulgués le 19 mars 1255, mettent officiellement au programme des études tous les livres connus d'Aristote. Il faut en conclure que les prohibitions précédentes étaient tombées en désuétude avec l'approbation tacite de l'Église [°536]. D'un élan unanime, tous les penseurs de ce temps s'assimilent les richesses de la Grèce et les grands commentaires d'Averroès qui, vers 1245, sont enfin bien connus à Paris [°537], favorisent cet effort, sans que d'abord paraissent les dangers des nouvelles doctrines.

Bientôt cependant, cette étude intense du philosophe païen amène une crise qui constitue la troisième période: celle des «grandes luttes» (1260-1277) où se dessine un triple courant caractérisé par trois attitudes diverses envers Aristote: la soumission, la défiance, l'assimilation.

Les uns, principalement les jeunes de la faculté des Arts, sont enthousiasmes par les richesses du vaste système péripatéticien, embrassant dans une forte unité toutes les sciences humaines, et ils proclament avec Averroès que le génie d'Aristote est le dernier mot de la science humaine [°538]; ils se soumettent donc sans réserve à toutes ses affirmations; et, chose plus grave, dans les points obscurs, ils sont portés à suivre avec la même soumission les interprétations d'Averroès comme exprimant seules le pur aristotélisme.

Par réaction, un groupe de théologiens plus attachés à la tradition et préférant l'ancienne méthode augustinienne conçoivent dès lors pour Aristote une défiance qui tourne bientôt à l'hostilité: ils font complaisamment ressortir ses défauts et ses erreurs, sans toujours bien distinguer ce qui en revient aux arabes. Surtout ils ont vivement conscience des dangers que court la pureté de la Foi et, pour combattre efficacement l'hérésie averroïste, ils estiment qu'il faut en plusieurs points sacrifier Aristote lui-même pour en revenir aux principes de saint Augustin.

Or entre ces deux groupes apparaît celui des esprits lucides, respectueux de la tradition, mais indépendants, comprenant à la fois que le seul moyen efficace d'arrêter les ravages du péripatétisme, était d'en capter la puissance en faveur de la vérité, et que cette oeuvre d'assimilation vitale mise au service de la doctrine catholique, assurerait la bienfaisante domination de la théologie. Ceux-ci trouvèrent leur chef en saint Thomas d'Aquin qui eut assez de génie pour dominer l'aristotélisme tout entier, le repenser et corriger ses défauts par ses propres principes.

Cependant, l'hostilité des théologiens augustiniens aboutit à la grande condamnation de 1277 qui engloba dans une même prohibition l'aristotélisme hétérodoxe des averroïstes et celui de saint Thomas; et cet événement ouvre une quatrième période: celle des «deux philosophies, thomiste et augustinienne». Car, en dépit de ces condamnations, le thomisme poursuivit sa marche triomphale dans le double domaine philosophique et théologique; mais en face de lui les augustiniens prennent conscience des thèses communes qui les réunissent sur le terrain philosophique et ils les organisent en une synthèse cohérente qu'on peut appeler un «néo-augustinisme» et dont l'achèvement logique sera le scotisme; - tandis que, de son côté, l'aristotélisme hétérodoxe évolue vers l'averroïsme latin du XIVe siècle à Padoue.

Le problème d'Aristote domine ainsi tout le XIIIe siècle. Nous signalerons ici les essais des premiers maîtres aristotéliciens, avant d'exposer l'oeuvre définitive de saint Albert le Grand et de son génial disciple, saint Thomas d'Aquin.

2. Les premiers Maîtres aristotéliciens.

§232bis). Durant la période d'apaisement où l'on se mit à étudier Aristote, bon nombre de maîtres produisirent une oeuvre déjà remarquable. Mais chez eux, les théories nouvelles entrent en contact avec les thèses traditionnelles de la sagesse augustinienne, sans compter plusieurs sources néoplatoniciennes directes, comme le Liber de causis, résumé de Plotin attribué à Aristote, et les influences arabes et juives: le résultat est un «éclectisme» dont le fond seul reste aristotélicien. L'oeuvre de saint Albert le Grand et de saint Thomas qui prit son essor durant cette même période, ne se fit pas en réaction, mais en continuation avec ces travaux: elle en fut l'achèvement, en réalisant, après des essais encore imparfaits, la pleine assimilation d'Aristote par la pensée chrétienne. Ces maîtres, précurseurs du thomisme, n'ont pas proprement en philosophie [°539] de système défini: ils gardent leur indépendance et défendent souvent des opinions divergentes. Cependant, leur commun effort pour s'assimiler Aristote constitue parmi eux un certain courant d'idées qu'on peut appeler un «éclectisme aristotélicien néoplatonisant» [°540]. Nous donnerons d'abord sous forme de synthèse, leurs doctrines les plus caractéristiques; puis nous signalerons les principaux représentants.

A) Doctrine.

On peut grouper les thèses les plus généralement défendues sous deux chefs: une doctrine mystique; une théorie de la matière.

1) Mysticisme volontariste. L'éclectisme néoplatonisant admet la logique d'Aristote et sa classification des facultés de l'âme; mais il cherche la vérité dans un contact immédiat avec Dieu, et dans ce sens, on doit l'appeler un «mysticisme» [°541]. En effet, il exige une illumination spéciale de Dieu, non seulement pour la Foi et la contemplation surnaturelle qui supposent en effet la Révélation, mais aussi pour les vérités naturelles, au moins pour les premiers principes.

De là une tendance à fusionner la philosophie et la théologie en une seule science dépendant également de Dieu dans ses deux parties, naturelle et surnaturelle, destinées toutes deux inséparablement à conduire à Dieu. La différence des deux sciences est bien affirmée, mais sans critère précis: elles apparaissent comme deux étapes ou degrés divers d'un même et unique savoir.

De là aussi la priorité reconnue à l'amour pour acquérir la sagesse ou science au sens strict; car la bonté morale apparaît comme la disposition essentielle pour recevoir l'illumination divine, et ainsi le mysticisme devient volontariste. C'est pourquoi, la volonté prime l'intelligence, la notion de bien est première et tend à définir celle de vrai; le vouloir constitue formellement la béatitude et entre formellement dans l'acte de Foi; et Dieu est avant tout Bien suprême.

Pour ces philosophes, le primat du vouloir sur le connaître est une manière de sauvegarder la liberté humaine et surtout la liberté de l'acte créateur de Dieu: ils corrigent ainsi Aristote par saint Augustin. De même, dans la question si discutée de l'éternité du monde, ils défendent la nécessité d'une création dans le temps, considérant comme absurde et impossible l'hypothèse d'un univers à la fois créé et éternel; et cette thèse deviendra un des traits caractéristiques de leur éclectisme.

2) Matière première, acte incomplet. Au XIIe siècle, la matière est conçue avec saint Augustin comme douée de raisons séminales, principes actifs de son évolution; au XIIIe siècle, avec la terminologie d'Aristote qui s'impose de plus en plus, cette thèse devient celle de la matière première acte incomplet, qui remplace la notion de puissance pure, restée incomprise.

C'est pourquoi, la matière première étant acte n'est pas essentiellement liée à la quantité ou au corps: elle peut s'élever au rang des esprits et l'on distingue ainsi une matière corporelle dont la forme corrélative est toujours corruptible et localisée; et une matière spirituelle dans les anges et l'âme humaine, dont la forme est en dehors du lieu et incorruptible: c'est la théorie de l'hylémorphisme généralisé, hérité du Fons vitae d'Avicebron [§192].

En conséquence, l'âme humaine peut être individualisée indépendamment du corps; et elle s'unit à celui-ci lorsqu'il est déjà doué de forme substantielle, au moins de la forme de corporéité: d'où la thèse de la pluralité des formes substantielles [°542] défendue par beaucoup.

C'est pourquoi encore la notion de facultés, accidents distincts réellement de la substance, n'est guère comprise, parce que la pluralité des formes suffit à expliquer la diversité des opérations; aussi est-elle généralement remplacée par la conception de fonctions [°543] émanant de l'âme sans distinction réelle.

B) Principaux représentants.

1) Les séculiers. - Aux premiers temps de l'université, tandis que certains docteurs se cantonnent dans la méthode purement théologique de Pierre Lombard, d'autres s'intéressent aux ouvrages philosophiques récemment découverts et s'orientent vers l'aristotélisme. Ainsi, GUILLAUME D'AUXERRE (décédé 1231), maître à Paris dès le début du siècle; sa compétence en philosophie péripatéticienne l'avait fait nommé par le Pape Grégoire IX, en 1231, membre de la commission de trois docteurs chargée de réviser Aristote. Mais sa mort, survenue en novembre de la même année, l'empêcha de réaliser sa tâche. Il écrivit une somme théologique importante: la Summa aurea, où l'on rencontre de remarquables essais de systématisation; il identifie l'âme et ses facultés; il propose la preuve ontologique de l'existence de Dieu, quoiqu'il se défende par ailleurs de personnifier les abstractions; et il admet que l'âme, image de Dieu, voit celui-ci en elle-même et contemple en lui la vraie justice [°544].

Il y avait aussi le Chancelier PHILIPPE (vers 1170-1236), maître à Paris dès la première décade du XIIIe siècle; «son ouvrage capital la Summa de bono, est la première synthèse faite au Moyen Âge sur les diverses espèces de biens» [°545]

Citons encore deux commentateurs d'Aristote dans la première moitié du siècle: PIERRE D'ESPAGNE qui devint Pape en 1272 sous le nom de Jean XXI, auteur de Summae logicales et d'un Compendium de logique; - et NICOLAS DE PARIS qui nous a laissé un vaste corpus consacré lui aussi à la logique [°546].

Mais le premier grand scolastique du XIIIe siècle est GUILLAUME D'AUVERGNE (décédé 1249) appelé aussi Guillaume de Paris, parce qu'il fut évêque de cette ville a partir de 1228. Son oeuvre principale est le Magisterium divinale (traité sur Dieu, l'âme humaine, le monde et la morale), où il utilise abondamment Aristote, mais en le corrigeant à la lumière de la Foi. Il nous présente ainsi un premier essai de synthèse métaphysique et psychologique.

a) En Métaphysique, Dieu est au sommet de l'univers comme la source créatrice de tout être; cette création a lieu dans le temps; et pour résoudre les objections d'Aristote, Guillaume d'Auvergne enseigne que cette nouvelle apparition d'être n'a rien changé à la perfection divine, parce qu'elle dépend de la libre volonté du Créateur. Seul l'être nécessaire et infini a une essence identique à son existence; ce qui caractérise les êtres contingents, c'est la distinction en eux de ces deux principes. Les anges, créatures spirituelles sont ainsi placés à leur rang dans la hiérarchie des êtres: leur essence est réellement distincte de leur existence, mais il n'y a pas en eux de matière et de forme; cette nouvelle composition caractérise le corps, soumis à la quantité, au mouvement local et à la corruption. Cependant Guillaume d'Auvergne reste partisan de la pluralité des formes substantielles: il y en a, dit-il, en chaque corps autant que de perfections irréductibles.

b) En psychologie, l'âme humaine étant spirituelle, n'a point de matière, pas plus que les anges; mais elle s'identifie en son fond avec ses facultés. Dans la thèse de la connaissance, nous voyons apparaître les formules techniques d'Aristote, mais la doctrine reste encore très augustinienne. Sans doute, la connaissance du monde externe est l'oeuvre des sens qui sont passifs vis-à-vis de leur objet; mais pour découvrir les natures abstraites, formes idéales et universelles, l'intelligence ne subit pas l'action du sensible: elle engendre ces idées en elle-même à l'occasion de la sensation. Mais pour avoir cette activité qui la rend apte à saisir l'immuable et l'éternel, notre intelligence est passive vis-à-vis de Dieu, elle a besoin de la divine illumination; celle-ci est spécialement requise pour saisir les premiers principes, fondements de toute science. Cette action de Dieu rend inutile l'intellect agent d'Aristote [°547].

2) Les dominicains. - Les maîtres dominicains de formation antérieure à l'influence thomiste défendent généralement l'éclectisme néoplatonisant. Ainsi ROLAND DE CRÉMONE (décédé après 1244, peut-être après 1258), le premier dominicain agrégé à l'université, auteur d'une Somme théologique où il cite abondamment, mais en se tenant encore dans le vague, les nouveaux ouvrages d'Aristote et des arabes.

HUGUES DE SAINT-CHER (décédé 1264) maître à Paris vers 1230-1244, puis cardinal; il montra sa sympathie pour les nouvelles études en intervenant, en 1252, sur la demande d'Albert le Grand, en faveur de saint Thomas d'Aquin, pour lui permettre d'aller aussitôt conquérir ses grades à Paris, sans avoir l'âge requis; cependant, son Commentaire des Sentences, se tient principalement sur le plan théologique.

THOMAS DE CANTIMPRÉ qui entra chez les dominicains de Louvain en 1232, auteur d'une encyclopédie De natura rerum; - vers le même temps en Angleterre, RICHARD FISHACRE qui professe à Oxford de 1240 a 1248; dans son Commentaire des Sentences, il invoque souvent l'autorité d'Aristote à côté de celle de saint Augustin, mais c'est à ce dernier qu'il est le plus fidèle: il explique la connaissance intellectuelle par l'illumination divine, il défend les raisons séminales et admet une matière spirituelle dans l'âme humaine.

Citons encore, un peu plus tard, PIERRE DE TARENTAISE [°548] (1225-1276), maître à Paris de 1258 à 1265, plus tard Pape sous le nom d'Innocent V; plusieurs propositions de son Commentaire des Sentences furent expliquées par saint Thomas; «auteur de quatre traités philosophiques (De unitate formae, De materia coeli, De aeternitate mundi, De intellectu et voluntate), il reste généralement attaché aux théories préthomistes» [°549].

3) Les franciscains. -Les maîtres franciscains dans leur ensemble, tout en exploitant volontiers Aristote, restent éclectiques à tendance platonicienne jusqu'à la fin du siècle. Le philosophe la plus remarquable parmi eux, avant saint Thomas, fut ALEXANDRE DE HALÈS (1180-1245) devenu franciscain vers 1231 et le premier titulaire de la chaire de théologie attribuée à son ordre dans l'université. Son oeuvre principale est une Summa universae theologiae renommée et volumineuse. Elle fut plus tard complétée par des emprunts littéraux à des oeuvres similaires de Philippe le Chancelier, de Guillaume d'Auxerre, de jean de la Rochelle et même de saint Bonaventure; elle exprime assez bien la synthèse de l'éclectisme franciscain et fut parfois appelée la Summa minorum. Alexandre de Halès y défend la composition hylémorphique de toute créature y compris les anges et l'âme humaine; mais il distingue de la matière terrestre, source de mouvement local et de corruption, la matière spirituelle, exempte de ces deux imperfections. En psychologie, il unit Aristote à saint Augustin, adoptant la théorie de l'abstraction pour la connaissance des natures corporelles, mais exigeant une illumination divine de l'intellect agent pour connaître les esprits et surtout Dieu.

Citons aussi JEAN DE LA ROCHELLE (1200-1245) qui succéda à Alexandre de Halès vers 1238, auteur d'une Summa de anima où il défend résolument la distinction réelle entre l'essence et l'existence dans les créatures; mais où il s'efforce lui aussi, de fusionner la psychologie d'Aristote avec celle de saint Augustin [°550]; - puis, saint BONAVENTURE et ses disciples dont nous parlerons plus loin [§274 sq. et §282].

Tous ces maîtres, dans la première moitié du XIIIe siècle coopèrent pacifiquement à la grande oeuvre de l'assimilation du péripatétisme où se distinguent saint Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin.

3. Saint ALBERT LE GRAND (1206-1280).

b47) Bibliographie spéciale (Saint Albert Le Grand)

§233). Albert est né à Lauingen (diocèse d'Augsbourg en Bavière) de la famille des Comtes de Bollstädt; à Padoue où il faisait ses études, il fut conquis par la prédication de Jourdain de Saxe et entra chez les dominicains en 1223. Doué d'une grande facilité d'assimilation pour toutes les sciences, il rassembla des connaissances nombreuses et variées en suivant les cours de diverses Universités, comme Bologne, Fribourg, Cologne, et par plusieurs voyages d'études. Entre 1240 et 1248, il enseigne a Paris et y conquiert ses grades en théologie, puis il va fonder le Studium Generale de l'Ordre à Cologne; c'est alors qu'il compte parmi ses élèves, saint Thomas d'Aquin; il commence aussi à devenir célèbre par la publication de ses grands Commentaires sur Aristote.

À partir de 1254, la vie active le distrait un peu de ses travaux intellectuels: il intervient en de nombreuses affaires d'arbitrage et est provincial d'Allemagne. En 1256, le Pape Alexandre IV (1254-1261) l'appelle à la curie d'Anagni où il soutient une dispute contre l'averroïsme et le réfute dans son opuscule De unitate intellectus, à la demande du Pape. En 1259, on le trouve à Valencienne, élaborant, avec saint Thomas et Pierre de Tarentaise, un programme d'études pour l'Ordre; en 1260, il est évêque de Ratisbonne, mais il démissionne en 1262; en 1263-64, il parcourt la Germanie, prêchant la croisade; en 1274, il assiste au concile de Lyon, puis il se retire à Cologne. Il entreprend encore, en 1277, à 71 ans, le voyage de Paris, pour défendre la doctrine de saint Thomas et il meurt en 1280, 6 ans après son disciple préféré.

Saint Albert écrivit une oeuvre immense et on a dit que, de tous les écrivains, il fut le plus fécond; la plupart de ses oeuvres intéressent la philosophie, les unes directement, comme ses Paraphrases sur tous les traités d'Aristote [°551], son commentaire De causis et processu universitatis (néoplatonicien); ses opuscules De unitate intellectus contra Averroem et De quindecim Problematibus [°552]; les autres indirectement: une Summa de creaturis en 5 parties, un Commentaire sur les Sentences de P. Lombard, une Summa theologiae et des Commentaires sur tous les livres du Pseudo-Denys [°553].

Le but qu'il poursuivit sans relâche et qui constitue à la fois sa mission providentielle et le principe unificateur de sa philosophie, fut, selon son expression, de «refaire Aristote à l'usage des latins: Nostra intentio est omnes dictas partes (physicam, mathematicam, metaphysicam) facere latinis intelligibiles» [°554]. De là découlent sa méthode, sa doctrine et son influence.

A) Méthode.

§234). Dans son caractère général, la méthode de saint Albert garde encore quelque chose d'approximatif et d'incomplet. Elle consiste à reproduire toute l'encyclopédie d'Aristote dont nous avons noté plus haut les vastes proportions [§67], non pas en suivant de près le texte, mais chacun des traités est repris avec ses divisions en livres et chapitres, et dans ce cadre ancien, l'auteur, par une large paraphrase, reproduit tout le contenu d'Aristote sans jamais le citer et en le complétant par ses propres connaissances, puisées à d'autres sources ou fruit de ses découvertes personnelles.

Ce procédé très favorable à la vulgarisation, l'était moins à la clarté; parfois en effet, Albert réfute explicitement Aristote, parfois il expose simplement ses opinions sans les adopter, d'autres fois enfin il les approuve explicitement; mais en l'absence de déclarations formelles, on peut hésiter sur la valeur historique de ses exposés.

Cependant, dans ses règles essentielles, la méthode de saint Albert se manifeste parfaitement scientifique. D'abord, elle distingue clairement le domaine de la philosophie et celui de la théologie, en précisant leurs objets formels, comme le fera aussi saint Thomas [§244] et il «inaugure, dit M. de Wulf, une tradition nouvelle: cultiver la philosophie et les sciences, non plus comme de simples instruments théologiques, mais pour elles-mêmes, au même titre que la théologie» [°555]; ensuite, il fait un usage très judicieux, soit de la déduction et du syllogisme pour ordonner les traités, soit de l'induction et de l'expérience comme base de toute la philosophie et moyen principal dans les sciences de la nature. Ce dernier point est spécialement remarquable: Albert le Grand eut toujours une prédilection marquée pour les «sciences» au sens moderne: ses oeuvres contiennent des exposés de zoologie, de botanique, de géographie, d'astronomie, de minéralogie, d'alchimie, de médecine; et il professe que dans ces matières, la vérité ne peut s'obtenir que par des expériences répétées. Aussi sait-il critiquer les opinions d'Aristote et plusieurs fois, il les corrige par ses propres observations [°556].

B) Doctrine.

§235). 1) Pour l'essentiel, la doctrine de saint Albert le Grand est franchement péripatéticienne. Il enseigne et explique en leur sens véritable les théories fondamentales des diverses parties de la philosophie: en métaphysique, la puissance et l'acte, la matière et la forme, la substance et les accidents; en psychologie, la spiritualité de l'âme, les diverses facultés de connaissance; il insiste sur la sensation, pour en étudier les lois expérimentales et les conditions physiologiques dans le cerveau et il réfute les erreurs d'Averroès sur l'intelligence, car pour lui, chaque âme humaine a son intellect agent et son intellect possible; en théodicée, la théorie de l'Acte pur dont il précise l'attribut d'infinité; en logique, la théorie du réalisme modéré où il distingue nettement les trois aspects de l'universel: «ante rem», dans les Idées divines, «in re», dans les multiples individus matériels participant à une même forme, reflet des Idées; et «post rem», dans nos concepts.

2) Mais dans les applications de ces principes, la synthèse d'Albert manque encore d'unité, soit parce qu'il hésite sur certaines questions, soit parce qu'il conserve des solutions augustiniennes ou platoniciennes incompatibles avec le péripatétisme parfait.

Ainsi, lorsqu'il applique en physique la théorie de la matière et la forme, il admet les raisons séminales au sens augustinien, ce qui compromet la notion de puissance pure (matière première au sens d'Aristote). Il explique le «mixte» par la permanence des formes antérieures malgré le changement substantiel, ce qui est une exception à la théorie de l'unité de la forme; l'âme humaine, selon lui, est l'unique principe de la triple vie végétative, sensitive et intellective, mais elle n'informe pas le corps directement par son essence: cette information, comme disait Avicenne [§183] est une fonction, la plus fondamentale qu'elle exerce dans son corps.

La théorie de la liberté est un exemple d'indécision: Albert l'explique parfois par la volonté qu'il décrit, avec Aristote, comme un appétit rationnel incapable d'être nécessité par les biens particuliers; et parfois, il en fait la propriété de l'intelligence qui en jouit à son dernier degré d'actualité, quand elle est, selon la terminologie d'Avicenne, l'intelligence acquise, «intellectus adeptus» [§183]; et il n'harmonise pas pleinement ces deux points de vue.

Enfin, en parlant des anges il les considère comme formes pures, mais il admet encore, semble-t-il, qu'ils sont multipliables numériquement, car il leur attribue un élément générique commun, qu'il nomme «fundamentum» ne voulant pas l'appeler matière parce qu'il n'a pas de rapport avec la quantité.

C) Influence.

§236). L'oeuvre immense d'Albert le Grand n'est donc qu'un premier essai de synthèse qui n'a pas encore sa pleine cohésion interne: elle est moins un système définitif qu'une vigoureuse ORIENTATION vers l'aristotélisme parfait, et tel est le caractère propre de son INFLUENCE PHILOSOPHIQUE. Non seulement Albert révèle à son temps l'aristotélisme, mais il l'épure par le souci constant d'en écarter ce qui appartient aux commentaires et aux déformations des arabes; et il commence à le christianiser par l'assimilation raisonnée de ses théories, surtout scientifiques. Par l'exposé direct de la pensée d'Aristote, il démontra que la vérité surnaturelle de la Foi catholique n'avait rien à craindre de ces trésors de vérités naturelles accumulés par la philosophie païenne; et qu'il y aurait au contraire grand profit à s'en servir, soit pour expliquer théologiquement les dogmes, soit pour compléter dans l'ordre des sciences de la nature, les enseignements de la Bible.

Car son INFLUENCE SCIENTIFIQUE fut plus grande encore. L'exposé des sciences expérimentales qu'il développe avec complaisance, fut particulièrement goûté de ses contemporains et contribua pour une large part à cette renommée extraordinaire qui lui fit décerner de son vivant même, le nom de «Grand». Roger Bacon, qui pourtant le combat passionnément, est obligé de le reconnaître et d'avouer qu'on le citait comme une autorité: tandis que l'habitude universelle était de n'invoquer nommément que les anciens et de taire les noms des contemporains, on faisait exception pour Albert le Grand et son disciple Thomas d'Aquin dont l'autorité égalait celle d'Aristote ou d'Averroès.

Mais l'oeuvre la plus féconde d'Albert au point de vue philosophique et théologique, fut la formation de saint Thomas. Il sut discerner ce génie, l'encourager, lui ménager les circonstances les plus favorables à son épanouissement; et il considéra le thomisme comme l'achèvement de son propre effort, si bien que la gloire du disciple finit par absorber et faire oublier quelque peu par la postérité celle de son Maître [°557]. Mais on peut dire que si le grand siècle scolastique fut essentiellement péripatéticien, il le doit en bonne part à l'influence de saint Albert le Grand qui accomplit cette grande oeuvre par sa double mission de révélateur d'Aristote et de maître de saint Thomas.

Article 2. Saint Thomas d'Aquin (1225-1274).

b48) Bibliographie spéciale (Saint Thomas d'Aquin)

§237). La philosophie thomiste, en ces derniers temps, a retrouvé une grande vitalité, et le système est intelligible, dans ses principes directeurs et son essence vivante, indépendamment du temps de son origine; mais il reste très utile, pour mieux comprendre certaines pages du Maître et certains aspects de sa doctrine, d'en étudier la réalisation historique: en quelles circonstances, favorables ou hostiles, par quelle évolution et quelles luttes saint Thomas a-t-il construit sa synthèse [°558].

D'autre part, si l'école thomiste a progressé et progresse encore de nos jours, le rôle de l'histoire est de préciser ce qui revient au fondateur. Dans ce but, nous ne nous attacherons pas aux détails de la doctrine, mais nous la considérerons dans son ensemble, afin de montrer le caractère propre de cette synthèse philosophique, et de déterminer l'apport spécial de saint Thomas dans l'évolution des doctrines. Ainsi apparaîtra dans quelle mesure on peut considérer le thomisme comme une des meilleures réalisations de la «philosophia perennis», et de la véritable interprétation rationnelle de l'univers.

Notre étude comprendra donc deux sections:

Section 1: Réalisation historique.
Section 2: La synthèse thomiste.

Section 1: Réalisation historique.

§238). Thomas d'Aquin naquit en 1225 [°559] au château de Rocca Secca près de Naples, de la famille des Comtes d'Aquin. Par ses ancêtres paternels, il était neveu de Frédéric Barberousse, cousin de Henri VI et de Frédéric II; par ses ancêtres maternels, il se rattachait aux chefs normands illustrés par les Guiscard, les Tancrède, les Bohémond. On trouve en lui la patience et la ténacité germaniques, l'ardeur chevaleresque des français du Nord, la facilité de l'esprit latin; et pour compléter les richesses de son tempérament, son éducation fut, elle aussi, latine au Mont Cassin, allemande à Cologne, française à Paris.

Dès l'âge de 5 ans en effet, il est conduit au célèbre monastère bénédictin du Mont Cassin où il fait de rapides progrès; de 10 à 18 ans, il suit les cours de l'Université de Naples où il s'initie à la dialectique, à la métaphysique, à la morale. Il y entend aussi l'appel de Dieu: en 1244, il y prend l'habit des frères Prêcheurs, et, malgré l'opposition redoutable de ses parents qui le retiennent un an prisonnier, il persévère dans son sacrifice: pendant l'été de 1245, il conquiert la liberté de rejoindre le couvent dominicain de Paris où il fait bientôt profession. Ainsi, dès le début de sa formation, par son zèle pour l'étude et par sa fidélité à sa vocation, il se prépare à son rôle doctrinal et religieux.

En l'attirant dans la famille dominicaine, la Providence lui réservait une préparation plus précieuse encore: l'enseignement de saint Albert le Grand. Le jeune frère Thomas resta en effet à cette école de 1245 à 1252, d'abord à Paris où Albert était venu conquérir ses grades et commencer ses grands travaux sur Aristote [°560], puis à Cologne où frère Thomas vient fonder avec son maître le Studium generale (1248), restant à la fois son collaborateur et son disciple. Il est ainsi longuement initié au péripatétisme christianisé, et sans autre évolution que sa formation scolaire, il est en possession d'une synthèse philosophique complète.

Désormais, sa vie entière sera consacrée à sa double mission toute intellectuelle: d'abord, proposer, comme étant la bonne manière de recevoir et d'assimiler les richesses d'Aristote, un péripatétisme régénéré, repensé et pour ainsi dire «baptisé» [°561] par son intelligence de chrétien et de saint; puis, se servir de cette base rationnelle pour construire une vaste synthèse théologique qui serait son oeuvre vraiment originale. Pour accomplir fidèlement cette mission, Thomas sacrifia généreusement toute dignité extérieure [°562], voulant rester toujours simple frère prêcheur, professeur de théologie.

Cette réalisation du thomisme s'accomplit en trois périodes:

1. Période de fondation: Premier séjour à Paris (1252-1260).
2. Période d'extension: Séjour à la cour romaine (1260-1268).
3. Période de combat: Deuxième séjour à Paris (1268-1272).

Enfin les deux dernières années de sa vie qu'il passe en Italie, apparaissent comme une conclusion où s'achève son oeuvre.

1. Période de fondation: Premier séjour à Paris (1252-1260).

A) Le Philosophe.

§239). En 1252, saint Thomas, malgré sa jeunesse et sur les instances de saint Albert le Grand, est désigné pour aller enseigner à Paris au couvent Saint Jacques, et conquérir ses grades à l'Université. Dès qu'il commence ses leçons publiques, il apparaît comme un chef, attirant de nombreux disciples. La cause de cette influence immédiate est sa position philosophique, claire, ferme, logique et alors très nouvelle, comme l'a bien noté son premier biographe, Guillaume de Tocco: «Erat enim novos in sua lectione movens articulos, novum modum et clarum determinandi inveniens, et novas inducens in determinationibus rationes, et nemo qui ipsum audisset nova docere et novis rationibus dubia definire, dubitaret quod eum Deus novi luminis radiis illustraret, qui statim tam certi coepisset esse judicii ut non dubitaret novas opiniones docere et scribere quas Deus dignatus esset noviter inspirare» [°563].

Ses auditeurs, émerveillés de la limpidité et de la précision de ses thèses métaphysiques, lui demandèrent sans doute d'en rédiger un résumé, et saint Thomas écrivit son premier opuscule: De ente et essentia [°564]. Il y montre déjà ses qualités maîtresses: brièveté, précision, clarté, profondeur; et il y affirme la plupart de ses doctrines caractéristiques: passivité complète de la matière première, identité de l'unité individuelle et de l'unité spécifique dans les anges et absence en eux de matière, distinction réelle entre essence et existence dans les créatures, de sorte qu'on peut dire que dès le début, la synthèse philosophique est achevée dans l'esprit de saint Thomas.

À ce point de vue, l'ordre chronologique de ses oeuvres, pour ceux qui cherchent sa doctrine, a moins d'importance que chez un saint Augustin, par exemple; il n'est pas négligeable cependant et peut révéler un progrès dans l'exposition. Au point de vue théologique d'ailleurs, on trouve des variations plus sensibles.

Voici le plan du De Ente. Après un bref préambule, le ch. 1 est consacré à quelques définitions, être, essence, etc.; le corps de l'ouvrage se divise en deux parties très inégales: traitant des substances (2 à 6) et des accidents (ch. 7); la 1re partie parle d'abord des substances composées (2-4) puis des substances simples (5); enfin le ch. 6 résume la doctrine. Pendant tout le cours de l'ouvrage, s'entremêlent les considérations logiques et métaphysiques.

Il faut mentionner de la même époque, un second opuscule philosophique: De principiis naturae, où il est traité des quatre causes.

B) Le Théologien.

§240). Cependant, saint Thomas était à Paris comme professeur de théologie et pour parcourir le cycle de trois ans qui devait le conduire au baccalauréat en théologie [§230]; aussi, le point de vue purement philosophique était-il officiellement secondaire dans son oeuvre. Comme son enseignement consistait à expliquer les «Sentences» de Pierre Lombard, il composa son premier grand ouvrage: les Commentaires sur les Sentences [°565] (1255-1257). Il s'y applique à interpréter et coordonner le dogme révélé au moyen de sa philosophie, travaillant ainsi immédiatement à fonder sa synthèse théologique; mais dans cette oeuvre vraiment nouvelle, on constate un certain progrès dans le thomisme, non pas quant aux thèses fondamentales où l'influence de la métaphysique est plus immédiate, mais quant à un certain nombre de conclusions plus particulières. Le «Commentaire des Sentences» garde encore des traces d'augustinisme, et plusieurs fois, l'auteur se rétracte explicitement dans la Somme théologique.

Dans le catalogue officiel de 1319, on trouve la mention d'un deuxième commentaire sur le premier livre des Sentences: on suppose que saint Thomas, peu satisfait du premier, l'aurait d'abord repris; puis, gêné par les cadres trop étroits de Pierre Lombard, l'aurait abandonné pour composer sa Somme théologique.

L'enseignement scolastique comprenait aussi diverses discussions publiques ou «disputationes» [§230] auxquelles pouvaient assister les élèves et parfois les maîtres des autres écoles. Saint Thomas régularisa ces discussions, les rendit périodiques et leur donna un sujet suivi: il en fit les «disputes ordinaires».

Pendant son premier séjour à Paris, pour répondre au goût et aux besoins de ses élèves, il les multiplia même considérablement: il les tint deux fois par semaine, «avec les séances de déterminations correspondantes, ce qui remplissait quatre matinées de la semaine» [°566]. Il eut ainsi, durant trois ans, 253 séances, dont il rédigea la matière dans son ouvrage «Quaestiones disputatae de Veritate» qu'il divisa en 29 questions. Il y traite de la vérité, en général d'abord (1), puis en Dieu, ou science divine (2) et des questions connexes: les Idées exemplaires (3), la Providence (4), le Verbe (5), la Prédestination (6), le Livre de Vie (7); puis il aborde, après la connaissance des anges (8-9), celle des hommes (10-20), d'abord la connaissance naturelle, soit directe (10), soit indirecte par le maître (11); ensuite, la connaissance surnaturelle: prophétie (11), extase (12), foi (14), puis il étudie quelques fonctions spéciales à notre intelligence, raison supérieure et inférieure (15), syndérèse (16), conscience (17), science du premier homme (18), de l'âme séparée (19) et du Christ (20). Les questions 21 à 26 traitent de la faculté qui accompagne la connaissance: du bien (21), de l'appétit en général (22), et de la volonté: de la volonté en Dieu (23), du libre arbitre (24), de l'appétit sensible (25), des passions (26),; enfin, il s'agit des moyens surnaturels d'action, la grâce (27), la justification (28), et le cas particulier de la grâce du Christ (29).

«Dans les questions disputées, dit le Père Coconnier, saint Thomas ne se sentant pas gêné par les cadres étroits d'un programme strictement défini et imposé, donne libre essor à son génie; textes d'Écriture Sainte, citations des Pères, digressions et synthèses historiques, preuves empruntées à tous les domaines de la science, 10, 15, 20 objections précédant chaque article et amenant autant de réponses où la vérité reçoit son dernier lustre et sa dernière précision, une vraie profusion de doctrine et de savoir, voilà ce qu'on trouve en ce livre» [°567].

C) Le Polémiste.

§241). Le succès même de saint Thomas lui suscita une première difficulté en excitant la jalousie des séculiers contre les réguliers: car les étudiants, accourant en foule à ses cours, désertaient les autres maîtres. La lutte qui s'engagea sur le droit des réguliers à occuper une chaire à l'Université de Paris, dégénéra bientôt en querelle théologique sur l'excellence de la vie religieuse. Le chef des adversaires était le turbulent Guillaume de Saint-Amour; dès le carême 1253, il suscita, avec quelques autres maîtres séculiers de la faculté de théologie, une opposition si violente contre les dominicains et les franciscains que saint Thomas et saint Bonaventure qui préparaient leur licence et leur maîtrise, ne purent les recevoir régulièrement.

En 1255, Guillaume de Saint-Amour publia son libelle «De periculis novissimorum temporum», le présentant comme le résultat de la collaboration des maîtres séculiers: il y soutenait que, sans le travail des mains, par la seule étude et contemplation de la vérité, les religieux ne pouvaient arriver au salut éternel. Une fausse interprétation des conseils évangéliques, surtout de la pauvreté, accompagnait une notion erronée de l'état religieux et des voeux.

Saint Thomas répondit par son opuscule «Contra impugnantes Dei cultum» [°568] (1257) où, après avoir étudié la nature et la perfection de l'état religieux, il montre l'inanité des objections qu'on lui oppose, en déterminant si les religieux peuvent enseigner, entrer dans un collège de maîtres, prêcher et confesser sans avoir charge d'âmes; s'ils doivent travailler des mains, s'ils peuvent tout quitter et vivre d'aumônes; enfin, il fait ressortir la méchanceté de la diffamation des docteurs.

Ces querelles avaient causé quelque désordre dans la faculté de théologie: vers la fin de 1256, les maîtres séculiers s'étaient mis en grève et Guillaume de Saint-Amour s'était rendu à la cour pontificale. Ce fut pour remédier à cette situation que saint Thomas institua, comme nous l'avons dit, les disputes régulières deux fois la semaine. Mieux encore, pour démontrer expérimentalement la capacité des religieux à l'enseignement, il créa les disputes quodlibétales, séances particulièrement solennelles auxquelles étaient invités, avec les élèves, les autres maîtres, et où lui-même devait répondre à toutes les questions posées sur n'importe quel sujet théologique ou philosophique, par les auditeurs [°569]; il les tenait deux fois l'année, à Noël et à Pâques; et il rédigeait ensuite, en les ordonnant du mieux possible, les questions qui avaient été soulevées et qui étaient souvent des problèmes d'actualité: de là est sorti l'ouvrage de 12 quodlibets [°570].

Le pape Alexandre IV condamna le De periculis et par une lettre de 1257, il interdit la publication de pamphlets contre les religieux, valida leur incorporation à l'Université et ordonna de les recevoir aux grades académiques; les principaux fauteurs de désordres, et parmi eux, Guillaume de Saint-Amour, furent expulsés de l'Université et exilés: ainsi se termina la première phase de la lutte. Protégé par le Pape, saint Thomas put prononcer sa leçon inaugurale de Docteur et devint «Magister actu regens» [°571]. Il écrivit alors comme maître, les Commentaires sur Isaïe et sur saint Matthieu (1257-59); et il ajouta en privé les Commentaires De hebdomadibus et sur le De Trinitate de Boèce (1257-1258).

2. Période d'extension: Séjour à la cour romaine (1260-1268).

§242). En 1260, saint Thomas est appelé par le Souverain Pontife, comme professeur de théologie à l'école attachée à la cour papale dont il suit les pérégrinations: il est à Anagni avec Alexandre IV (1254-1261), à Orvieto avec Urbain IV (1261-1264), à Rome [°572] et à Viterbe avec Clément IV (1265-1268). Le développement du thomisme s'accomplit alors dans le triple domaine philosophique, théologique et mixte.

A) Domaine philosophique.

Saint Thomas rencontre à la cour pontificale l'helléniste Guillaume de Moerbeke. Urbain IV les avait réunis au moment où il renouvelait la condamnation d'Aristote, pour leur confier la révision du philosophe grec avant de le laisser s'établir en Occident. C'est alors que saint Thomas édite, à l'aide des nouvelles traductions d'Aristote, ses principaux commentaires philosophiques: sur la Physique (vers 1265), la Métaphysique, les 12 premiers livres (1265), les 3 livres De anima, les opuscules De sensu et sensato, De memoria (1266), l'Éthique à Nicomaque (1266), la Politique, livres 1, 2, 3, ch. 1-4 (1268), enfin les Deuxièmes analytiques (vers 1268).

Les commentaires thomistes marquent un grand progrès sur les paraphrases de saint Albert le Grand. Ils reprennent la méthode littérale d'Averroès, donnant au début l'analyse détaillée des divisions de l'ouvrage, puis suivant pas à pas le texte pour en faire ressortir le sens et la force d'argumentation. Enfin, et c'est un perfectionnement propre au commentaire latin, qui le rend bien supérieur à l'arabe, il s'arrête de temps en temps pour résumer la doctrine précédemment détaillée et en montrer la beauté synthétique; ainsi remplit-il parfaitement son premier but: exposer clairement le sens du texte. Mais il poursuit en même temps deux autres fins: - d'abord, séparer la cause d'Aristote des erreurs introduites par les commentaires arabes, et pour cela, il l'interprète toujours favorablement, explicitant même la vérité restée obscure; - puis, réfuter les erreurs positives qui, après cette épuration, restent encore, quoique en petit nombre; mais il s'attache et réussit à imposer ses corrections par une application plus profonde des principes mêmes d'Aristote.

Saint Thomas réalise son oeuvre avec une rigoureuse concision: il n'insiste pas sur les interprétations bienveillantes, comme si elles allaient de soi; il ne s'arrête aux objections que rarement, devant une opinion contraire à la Foi [°573]; ces commentaires sont vraiment l'édition d'Aristote, expurgée et «baptisée», telle que la désirait le Pape.

B) Domaine théologique.

§243). La grande oeuvre de saint Thomas fut, nous l'avons dit, la constitution de la science théologique; pendant son séjour en Italie, il y travaille, d'abord par ses ouvrages scolaires. Les disputes ordinaires qu'il continue à tenir régulièrement, mais désormais tous les quinze jours, nous ont valu les Questions disputées: De potentia Dei, en 10 questions (1259-1263), De malo en 16 questions (1263-1268), puis De virtutibus, De unione Verbi incarnati, De caritate, De correctione fraterna, De spe, De virtutibus cardinalibus dont chacune n'a qu'une question (1268).

Le De potentia, après une introduction sur la puissance divine en général, étudie cette puissance en Dieu le Père engendrant son Fils, dans la création du monde, en général et quant à la matière première; dans la conservation et dans les oeuvres miraculeuses (q. 1-6); puis il expose la conséquence de l'oeuvre de Dieu qui est de le rendre relatif sans détruire la simplicité de son essence (q. 7); et il distingue ces relations des relations réelles qui constituent les Personnes divines (q. 8-10).

Le De malo, après avoir traité du mal en général et du péché, étudie les causes de celui-ci, puis le péché originel, sa nature, son châtiment, le péché véniel, les péchés capitaux, en général et en particulier, enfin, les démons.

Ajoutons divers opuscules de circonstance: le Contra errores Graecorum (1261-1262) dédié à Urbain IV, qui défend la doctrine catholique sur la Sainte Trinité, l'Incarnation, la Primauté du Pape [°574]; et le commentaire In Dionysium de divinis nominibus (après 1259).

Mais c'est surtout par la composition de ses DEUX SOMMES que saint Thomas réalise systématiquement son plan de science sacrée: il convient d'en parler ici.

a) La Summa contra Gentiles, appelée aussi, mais improprement, «Somme philosophique», fut commencée à Paris sur la demande de saint Raymond de Pennafort, et achevée en Italie (1259-1264). Saint Thomas y a coordonné en 4 livres toute la théologie, naturelle et révélée, mais dans un but apologétique; le premier livre traite de Dieu; le second, des créatures; le troisième, de la fin de la création, le bonheur, et des moyens d'y parvenir, la loi et la grâce; le quatrième expose les mystères: la Sainte Trinité, l'Incarnation, les Sacrements, la vie future; et leur accord avec la raison.

Rentrant dans le puissant mouvement de défense religieuse contre les juifs et les Maures provoqué par saint Raymond de Pennafort, cet ouvrage est proprement une apologie rationnelle de la Foi catholique considérée dans ses deux grandes catégories de vérités: les vérités naturelles accessibles à la raison, et les vérités surnaturelles qui la dépassent. De plus, il esquisse au début, la preuve du fait de la révélation en rappelant brièvement, mais avec vigueur et netteté, les raisons qui vengent les chrétiens du reproche de croire à la légère: miracles évangéliques, prophéties de l'Ancien Testament, et surtout, conversion du monde avec les circonstances qui en font un miracle perpétuant tous les autres.

Cependant saint Thomas, ni aucun scolastique de son temps, n'a constitué à part la science apologétique [°575] comme on le fait aujourd'hui, parce que les fondements de la foi n'étaient pas alors ébranlés comme ils le sont par les rationalistes modernes.

b) La Somme théologique À partir de 1265, saint Thomas commence ce grand chef-d'oeuvre auquel il travaillera avec ardeur jusqu'à la fin de sa vie sans pouvoir l'achever: en Italie, il écrit la Prima et la Prima Secundae; à Paris, il composera la Secunda Secundae; et à Naples, la Tertia Pars jusqu'à la question 90.

Saint Thomas y ramène tout à Dieu considéré, soit en lui-même, soit comme principe et fin des créatures, spécialement de l'homme. Il divise son exposé de la doctrine catholique en trois grandes parties [°576]:

La première traite de la nature de Dieu et de son oeuvre.
La seconde, du retour de l'homme vers Dieu, en exposant les moyens intrinsèquement nécessaires pour atteindre ce but.
La troisième, des moyens extrinsèquement nécessaires, par décision de la libre volonté de Dieu.

Prima Pars. Après avoir déterminé la nature et la méthode de la théologie (Sacra doctrina), la distinguant nettement de la philosophie, (q. 1), elle comprend, sur la nature de Dieu, le traité De Deo uno (q. 2-26) et De Deo Trino (q. 27-43); sur Dieu, premier Principe, les traités de la Création (q. 44-49), des Anges (q. 50-65), de la création du monde corporel (q. 66-74), de l'âme humaine (q. 75-89), du premier homme et de l'état d'innocence (q. 90-102), et du gouvernement général du monde (q. 103-119).

Secunda Pars. Elle est subdivisée en deux grandes sections, parce que la science pratique exige, pour être pafaite, après une étude générale (Ia-IIae), une étude plus spéciale (IIa-IIae).

Prima Secundae. Après avoir établi que Dieu est fin dernière ou béatitude de l'homme (q. 1-5), elle expose les moyens nécessaires pour atteindre ce but, à savoir: essentiellement, les diverses activités rationnelles, d'où le traité des actes humains (q. 6-21), des passions (q. 22-48), des habitudes, vertus et vices en général (q. 49-90); puis les principes extérieurs des actes, d'où le traité de la loi (q. 91-108), et de la grâce (q. 109-114).

Secunda Secundae. Elle reprend l'étude détaillée de toutes les vertus, soit théologiques: la Foi (q. 1-16), l'Espérance (q. 17-22), la Charité (q. 23-46); soit morales: celles-ci sont groupées autour des 4 vertus cardinales: la prudence ou butance (q. 47-56), la justice (q. 57-123), avec la religion (q. 81-102), la force (q. 123-140), la tempérance (q. 141-170); enfin deux traités concernent des cas spéciaux: la prophétie (q. 171-178) et les divers états de vie, surtout les états de perfection (q. 179-189).

Tertia pars. Les moyens nécessaires selon la libre volonté de Dieu sont contenus dans l'économie de l'Incarnation et Rédemption de Jésus-Christ: d'où le traité de l'Incarnation, dans sa nature (q. 1-26), et dans sa réalisation historique (q. 27-59); puis le traité des Sacrements, soit en général (q. 60-65), soit en particulier, le Baptême (q. 66-71), la Confirmation (q. 72), la Sainte Eucharistie (q. 73-83) et la Pénitence (q. 84-90).

Dans plusieurs d'éditions, un Supplementum, tiré du Commentaire des Sentences par Réginald de Piperno, le compagnon du saint Docteur, achève le plan de l'oeuvre: il continue le traité de la Pénitence (q. 1-28), puis traite de l'Extrême-Onction, de l'Ordre, du Mariage (q. 29-68). Enfin saint Thomas devait terminer par le traité De novissimis qui comprend les q. 69-100 du Supplément.

 Foi et Raison; Théologie et Philosophie chrétienne.

§244). En réalisant son oeuvre, saint Thomas a précisé lumineusement les rapports entre la Foi et la raison, leur domaine respectif, leur collaboration pour constituer la philosophie chrétienne et la théologie.

1) Domaine respectif. a) La Foi et la raison ont un domaine indépendant de droit: à la raison seule, appartient toute vérité connue avec évidence intrinsèque, par expérience ou par démonstration; - à la Foi seule, toute vérité connue sans évidence intrinsèque, par l'enseignement basé sur l'autorité de la Révélation divine: d'où l'on déduit qu'une même vérité ne peut pas être simultanément objet de science et de Foi, celle-ci excluant l'évidence qui caractérise la science. Cette distinction très nette ne se prend donc pas du côté de l'objet connu considéré en lui-même et qui est identique: Dieu et son oeuvre (objet matériel); mais du côté de l'aspect particulier que l'on considère en cet objet, ou de la lumière spéciale qui nous le fait voir et qui est, soit la force naturelle de la raison, soit la puissance surnaturelle de la Révélation (objets formels).

b) Cependant, en fait, les plus importantes vérités naturelles ne sont connaissables par l'ensemble des hommes, «prompte, faciliter, sine errore», que grâce à la Foi: d'où la nécessité morale de la Révélation pour suppléer à la raison; ce qui n'empêche pas le philosophe de constituer sa science comme un tout achevé en dehors de la Foi.

2) Rapports mutuels. La Foi et la raison ne peuvent jamais se contredire, parce qu'elles ont la même origine: Dieu qui est l'unique Vérité.

Ce principe fondamental était communément admis par tous les philosophes du Moyen Âge; mais saint Thomas a su, mieux que tous, montrer dans le détail, le plein accord des doctrines révélées avec la vérité naturelle. Cette harmonie a pour origine les bons offices que se rendent l'une à l'autre la Foi et la raison.

1. - La Foi par rapport à la raison a un double rôle:

a) Rôle guérisseur. Étant une vertu surnaturelle dont le siège propre est l'intelligence, la Foi est comme le rayonnement spécial de la grâce dans cette faculté. Or la grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait: c'est pourquoi elle rétablit d'abord la raison dans toute sa puissance native, en guérissant les blessures d'ignorance et d'erreur causées par le péché originel. Indirectement, en apaisant le trouble des passions et en éloignant les préjugés de l'orgueil, elle donne les dispositions indispensables pour trouver la vérité, surtout dans les problèmes pratiques. Plus directement, dans les doctrines qui intéressent le salut et qui sont fondamentales en philosophie (Dieu et la création, l'âme humaine et sa destinée) [°577] la Foi montre d'avance avec une infaillible certitude, le but à atteindre par la démonstration rationnelle, nous épargnant ainsi les hésitations et les tâtonnements où se glisse aisément l'erreur.

b) Rôle surélévateur. L'influence de la Foi est plus profonde encore, d'autant plus que, dans une vie chrétienne fervente, elle s'accompagne de l'exercice des dons du Saint-Esprit, de Science, d'Intelligence, de Sagesse, qui affermissent le regard de l'âme dans la contemplation des plus hautes vérités. Car, bien que la Foi nous présente des mystères en eux-mêmes inévidents, elle est surtout une lumière suréminente qui agrandit la raison, loin de l'écraser, étendant pour ainsi dire à l'infini, la portée de sa vue. Ainsi, en étudiant la Sainte Trinité ou l'Incarnation, les philosophes chrétiens ont découvert d'admirables précisions sur la valeur de notre connaissance, sur l'intelligence et ses actes, sur les notions de personnes, de relations, de nature, etc.

Corollaire. Cet enseignement montre bien comment le thomisme est très consciemment une philosophie au sens strict, et en quel sens on peut parler, selon lui, de PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE [b49].

Si l'on considère la philosophie comme sagesse naturelle prise en elle-même, il n'y a pas pour saint Thomas de philosophie chrétienne, pas plus qu'il n'y a d'astronomie ou de chimie chrétienne, ces sciences ayant leur domaine indépendant et leur objet spécificateur propre. Mais à cause de l'aide puissante donnée par la Foi à la sagesse rationnelle, celle-ci, plus que les autres sciences humaines, a le droit de se dire chrétienne, lorsque le philosophe s'appuie en ses travaux sur l'aide surnaturelle de la grâce, et cherche ses inspirations dans le champ des vérités révélées [°578]. Or tel est bien le cas des grands penseurs chrétiens, de saint Augustin, de saint Anselme, et aussi de saint Thomas dont beaucoup de doctrines philosophiques sont approfondies à l'occasion de ses oeuvres théologiques [°579].

Il semble d'ailleurs que le thomisme, par la séparation très nette qu'il établit entre le naturel et le surnaturel, mérite moins que le système augustinien, le nom de «philosophie chrétienne».

On pourrait encore appeler ainsi les études faites par la raison, comme du dehors, sur le donné révélé [°580]: nous aurions alors une forme d'apologétique et nous rejoindrions l'autre aspect des rapports entre Foi et raison.

2. - La raison par rapport à la foi a, de son côté, un triple rôle:

a) Rôle apologétique. «Ad demonstrandum ea quae sunt praeambula fidei» [°581]. La raison, pour conduire à la Foi, peut démontrer au sens strict ce que saint Thomas appelle les «préambules de la Foi», c'est-à-dire les vérités fondamentales, comme l'existence de Dieu et surtout la possibilité et le fait de la Révélation: ce que nous appelons la «crédibilité» de la Révélation. Ces preuves coordonnées constituent la science apologétique.

b) Rôle théologique. «Ad notificandum per aliquas similitudines ea quae sunt fidei». La raison explique la Foi. Ceci non par des preuves démonstratives, car les mystères échappent par définition à toute démonstration rationnelle et ne peuvent se prouver que par l'autorité de l'Écriture divinement sanctionnée par les miracles, et par l'enseignement officiel des Pères et de l'Église. Mais la raison explique la Foi en proposant des raisons de convenance pour ces mystères; elle ordonne logiquement les diverses vérités révélées et explicite leur signification par comparaison avec les thèses de la philosophie. Ce sont les conclusions ainsi déduites et intégrées dans une même construction logique avec les dogmes, qui constituent la science théologique.

c) Rôle polémique. «Ad resistendum his quae contra fidem dicuntur, sive ostendendo esse falsa, sive ostendendo non esse necessaria». La raison défend la Foi en réfutant toutes les objections qu'on lui oppose, montrant leur fausseté ou leur inefficacité; de sorte que le mystère, tout en restant en un sens «inconcevable» et au-dessus de la raison, ne se trouve jamais opposé à la raison et n'implique jamais contradiction.

C'est dans l'exercice de ce triple rôle que saint Thomas a principalement déployé les ressources de sa puissante intelligence en écrivant ses deux Sommes [°582] et ses nombreux ouvrages théologiques.

C) Domaine mixte.

§245). Les relations de saint Thomas avec plusieurs grandes familles étendent son influence jusqu'au domaine politique et social, où ses conseils s'inspirent à la fois de sa philosophie et de sa théologie. Sur ces questions, il écrivit principalement deux opuscules:

1) De regimine Principum ou De Regno (1265-1269) pour l'éducation de Hugues II de Lusignan, roi de Chypre [°583]. Cet ouvrage est avant tout le code détaillé des devoirs des rois; cependant, les premiers chapitres exposent la nature de la société politique, démontrent la raison d'être du pouvoir et renferment une esquisse critique des constitutions diverses de l'État: c'est la plus complète systématisation des doctrines thomistes sur la société.

2) De regimine Judaeorum (1269-1272), adressé à la duchesse de Brabant qui l'avait consulté sur la conduite à tenir à l'égard de ses sujets juifs. On y trouve rassemblées, sur la question juive, la plupart des solutions thomistes, dont quelques-unes sont reprises ou complétées en divers endroits de la Somme.

La position thomiste en ce domaine mixte a un double caractère:

a) fermeté des principes qui proclament les droits d'une façon absolue;

b) modération des applications où les droits opposés se tempèrent mutuellement.

1) En politique. Saint Thomas fonde la nécessité de l'autorité sur la nature sociale de l'homme; c'est pourquoi tout pouvoir politique vient de Dieu, auteur de la nature. Mais ce pouvoir réside d'abord dans le «peuple» ou la communauté cherchant à s'organiser selon le bien commun; quant au chef, d'ailleurs indispensable, son mode de désignation (par élection, hérédité, etc.) reste libre et dépend des circonstances. La forme de gouvernement qui lui semble préférable est la monarchie tempérée: un seul chef, mais dont l'autorité soit contrôlée et conseillée par une organisation sociale.

2) Dans la question juive. Saint Thomas établit le droit de la société chrétienne à se défendre contre les juifs: soit au point de vue religieux, en leur défendant toute propagande de leur erreur, en les excluant des charges où ils commanderaient aux chrétiens, comme celle de gouvernement ou de maître tenant en servage des chrétiens; - soit au point de vue social, où le saint Docteur accepte le principe du droit en vigueur: «Judaei sunt servi».

Mais en pratique, il faut harmoniser ce droit avec le droit naturel sous ses diverses formes: - avec celui des parents sur leurs enfants: ainsi, les enfants ne peuvent être baptisés sans le consentement des parents, «quia secundum jus naturale sunt sub cura parentum quamdiu ipsi sibi providere non possunt»; - avec le droit de chacun à sa liberté de conscience: ainsi, on ne peut violenter les juifs pour les christianiser «quia credere voluntatis est, et voluntas cogi non potest»; - avec le droit de tous à la vie et à la charité: ainsi, en appliquant le principe, légitime en un sens, que «les juifs sont taillables et corvéables a merci», il faut leur laisser le nécessaire, éviter de bouleverser leur train de vie habituel; et le saint Docteur conseille à la duchesse de se contenter des impôts fixés par ses prédécesseurs; - enfin avec le droit du judaïsme au respect, car il a été l'annonciateur du Christ; il faut donc autoriser les juifs à pratiquer leur culte. Ce n'est pas la liberté, c'est la tolérance.

Au point de vue économique, spécialement important, les juifs étaient les grands usuriers de l'époque. Saint Thomas condamnait le prêt à intérêt comme une injustice [°584]: il faut donc selon lui, obliger les juifs à restituer, rendre le produit des confiscations légales à leurs propriétaires légitimes, ou, si c'est impossible, l'employer aux bonnes oeuvres. Mais il vaut mieux encore prévenir l'usure en forçant les juifs à se procurer un travail utile et rémunérateur.

Comme oeuvre importante du séjour en Italie, il faut citer encore les Commentaires sur le Cantique des Cantiques, sur les Lamentations et sur Jérémie, sur saint Paul [°585]; et l'Office du Saint Sacrement composé en 1264 à la demande d'Urbain IV. Sur le désir du même Pape, il entreprit aussi son beau recueil intitulé Catena aurea où, pour expliquer les quatre Évangiles, il enchaîne en un texte suivi les meilleurs commentaires des Pères de l'Église [°586].

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