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Précis d'histoire de philosophie (§369 à §375)

2. - Tendances positivistes en Angleterre au XVIIIe siècle.

§369). On peut distinguer trois groupes parmi les philosophes qui s'inspirent de l'esprit positiviste en Angleterre au XVIIIe siècle: ceux qui insistent après Newton sur le point de vue des sciences positives; ceux qui revendiquent, avec les déistes et les libres penseurs, les droits d'une raison qu'on peut appeler «positive»; ceux enfin qui s'occupent plus spécialement de morale et de politique.

A) L'influence de Newton.

ISAAC NEWTON [b66] (1642-1727) naquit à Woolstrop dans le comté de Lincoln; il fit ses études à Cambridge où, depuis F. Bacon, l'esprit scientifique avait fait de grands progrès; il y fut reçu maître ès-arts en 1668 et y suivit les leçons du géomètre Barrow (1630-1677) auquel il succéda en 1669 dans la chaire d'optique. Il devint membre de la Société Royale de Londres en 1672 et en fut le président à partir de 1703. Le roi Guillaume III lui confia la charge de maître des monnaies qu'il garda jusqu'à sa mort. Ses deux grands ouvrages sont Les Principes («Philosophiae naturalis principia mathematica», 1687, 2e édition revue, 1713, 3e en 1726); et l'Optique 1704).

L'oeuvre de Newton est avant tout d'ordre scientifique; en astronomie principalement [°1047], la doctrine de la gravitation universelle présentait une puissante synthèse où un grand nombre de faits et de lois découvertes auparavant trouvaient leur explication. C'était un exposé scientifique des phénomènes de la nature qui apparaissait au XVIIIe siècle comme vraiment neuf et il s'imposa bientôt, en détrônant celui de Descartes. Il convient de rappeler ici brièvement cette théorie cartésienne pour comprendre l'influence de Newton.

Selon Descartes, nous l'avons vu, tous les phénomènes de la nature s'expliquent par deux seuls principes: une masse corporelle homogène et une quantité immuable de mouvement que Dieu lui donne et lui conserve. D'où il suit que toutes les actions physiques se ramènent à des chocs au moyen desquels les mouvements se communiquent et se diversifient et Descartes établit à priori les sept lois du choc [°1048]. Mais comment rendre compte par là de l'immense variété des phénomènes de la nature? La méthode cartésienne consiste à partir d'une hypothèse choisie arbitrairement en dehors de toute expérience, et a la conduire déductivement jusqu'à rendre vraisemblables les faits actuels. Or, Descartes opte pour le «plein» et n'admet aucun vide dans la nature; de là découle sa fameuse théorie des tourbillons. Dés qu'un corps se meut, un autre doit prendre sa place, étant lui-même remplacé par un autre, et ainsi de suite; mais dans son mouvement rectiligne, corps rencontre la résistance des voisins; leur pression le repousse vers le centre, en sorte que la résultante des deux forces est un mouvement circulaire ou tourbillon. Notre système solaire est engendré par un de ces tourbillons dont le soleil est le centre. Descartes en explique ainsi l'histoire:

Il suppose au début un entassement de corps à peu près égaux, doués de mouvements opposés et se heurtant suivant les lois du choc. Ces heurts usent les angles et forment une poussière ou matière subtile dont les mouvements expliquent la lumière; il en résulte aussi des corps arrondis très mobiles dont la masse constitue l'élément fluide ou liquide. Certaines agglomérations de cet élément, tout pénétré de feu, constitue les corps célestes. Restent la terre et les planètes formées d'élément solide; ce sont des particules provenant de l'élément fluide, supposées de diverses formes et même douées de cannelures, en sorte que, amenées au repos par les lois du choc, elles se soudent et constituent les corps solides. Ainsi Descartes «avec sa matière subtile, ses cieux liquides et sa matière solide aux parties de laquelle il peut donner les formes qu'il veut, se flatte de construire des mécanismes expliquant tous les phénomènes terrestres: pesanteur, lumière, chaleur, marées, constitution chimique des corps, aimant» [°1049].

Or la méthode newtonnienne est diamétralement opposée à celle de Descartes; elle ne part pas d'hypothèses gratuitement imaginées: «Hypotheses non fingo» [°1050] répète Newton. S'il en tolère, elles doivent être immédiatement suggérées par les faits; car la première étape est toujours l'observation des faits tels qu'on les constate actuellement; mais il faut une observation approfondie, accompagnée de mesures précises. Cette application des mathématiques à la détermination des phénomènes physiques était un progrès décisif et elle devenait possible grâce au calcul des fluxions ou calcul infinitésimal récemment inventé [°1051]. «Ce calcul, seul langage adéquat de la nouvelle mécanique, exprime non seulement, comme la géométrie analytique, quel est l'état d'une grandeur à un instant donné, mais encore comment elle varie à cet instant en intensité et en direction» [°1052]. De cette façon, après avoir établi par induction les lois mathématiques du mouvement des astres, on pouvait en prévoir avec certitude la direction et annoncer les événements à venir.

Mais, d'autre part, tandis que Descartes explique par sa méthode tous les phénomènes jusque dans leur origine, Newton doit admettre des conditions de fait qui ne sont pas expliquées par des lois et qui sont pourtant indispensables. Par exemple, dans les conditions actuelles, l'attraction du soleil sur les planètes peut être calculée en négligeant l'influence de tous les autres corps placés hors du système solaire; mais une autre disposition aurait pu multiplier les causes perturbatrices, rendant tout calcul impossible. Ces conditions de fait peuvent s'expliquer, mais au moyen d'autres causes que les lois mathématiques des phénomènes. Ainsi Newton distingue nettement le domaine, soit des sciences physico-mathématiques, soit de la philosophie. Les premières étudient ce qu'il appelle les «causes mécaniques», c'est-à-dire les lois formulées en équations qui se déduisent les unes des autres; en ce sens, la gravitation universelle n'est qu'une simple fonction mathématique de la masse et de la distance, dans la supposition des forces centrales. La seconde cherche ce qu'il appelle les causes efficientes, c'est-à-dire l'explication réelle de ces lois et de ces phénomènes.

Newton est sans rival dans le premier domaine; mais il ne bornait point là nos sciences. Il a même abordé le second, quoique avec moins de génie. Il trouvait absurde d'attribuer au hasard la disposition merveilleuse des astres où se réalisent des lois mathématiques si précises: la seule raison suffisante en est Dieu, Intelligence créatrice et ordonnatrice [°1053]. Il admettait aussi, pour expliquer les mouvements des corps célestes, un espace absolu, infini et éternel qu'il «mettait en rapport immédiat avec l'omniprésence divine» et tenait pour le «sensorium infini par lequel Dieu perçoit les choses» [°1054]; - et un temps absolu, également éternel et sans limite, l'un et l'autre antérieurs au monde créé par Dieu dans l'espace et le temps [°1055]. Enfin, pour expliquer la gravitation, il faisait appel comme cause efficiente, à la poussée du milieu élastique de l'éther où plongent les corps.

Mais ces idées proprement philosophiques eurent peu d'influence. On ne vit guère en lui que le physicien expliquant les phénomènes de la nature par les lois mathématiques, et ce fut surtout par la magnifique réussite de la loi de la gravitation universelle qu'il s'imposa à l'admiration de tous [°1056]. C'est pourquoi, au XVIIIe siècle, son influence apparaît comme anti-cartésienne; le système des «tourbillons» universellement admis jusque là, cède définitivement la place à la méthode newtonnienne. Pourtant, si l'on considère le fond doctrinal vraiment philosophique qui se cache sous ces vicissitudes plus apparentes, on trouve la même théorie mécaniste considérée également par les deux penseurs comme l'unique explication de la nature corporelle et de ses propriétés. Une matière homogène et du mouvement local: tels sont les seuls éléments des lois mathématiques newtonniennes comme des tourbillons cartésiens; et grâce à l'influence de l'illustre astronome, on les retrouve dans toutes les théories cosmologiques du XVIIIe siècle, comme dans les grands systèmes évolutionnistes du XIXe. C'est pourquoi, si Newton est, comme physicien, le rival de Descartes, il est comme philosophe, le continuateur authentique de son esprit.

SAMUEL CLARKE [b67] (1675-1729) ne suit pas seulement Newton en physique; il admet aussi un «espace et un temps absolu» dont il fait des espèces d'attributs divins, en ce sens du moins qu'ils sont en Dieu comme dans leur sujet d'inhésion, de sorte qu'ils sont nécessairement éternels et infinis [°1057]. Mais Clarke est surtout un théologien et un apologiste qui se propose de défendre au moyen de la raison «les grandes conceptions chrétiennes de la transcendance divine, de la responsabilité morale et la liberté, l'immortalité de l'âme, la valeur absolue de l'éthique, les causes finales, etc.» [°1058]. C'est pourquoi il batailla toute sa vie contre les libres penseurs et déistes anti-chrétiens.

B) Déistes et libres penseurs [b68].

À la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, bon nombre d'écrivains en Angleterre (et aussi en France) se parent du titre de déistes; ils voulaient surtout par là se garantir contre l'accusation d'athéisme, universellement redoutée [°1059]. Leurs doctrines sont d'ailleurs assez diverses; ils ne s'accordent que dans l'admiration pour la physique newtonnienne et l'hostilité contre la Révélation, protestante ou catholique. Ce dernier trait les fit appeler dans les controverses du temps des «free-thinkers», des libres penseurs.

JOHN TOLAND [°1060] (1670-1722) en est le premier représentant. Né en Irlande de parents catholiques, il embrassa le presbytérianisme pour tomber enfin dans l'incrédulité. Dans son «Christianity not mysterious» (1696), ses Letters to Serena [°1061] (1704) et son Pantheisticon (1720) il développe les thèmes habituels de l'anticléricalisme: diatribes contre les prêtres alliés du pouvoir pour exploiter le peuple; accusation de superstition contre le culte religieux, éloge du christianisme primitif exempt des mystères inventés apres coup, etc. Comme philosophe, il défend le mécanisme universel [°1062] et il l'interprète comme Hobbes, dans un sens matérialiste. Pour lui, Dieu n'est que l'univers corporel dans son ensemble, dont tout être provient par application des lois mécaniques; la pensée elle-même n'est qu'une modification du cerveau.

Henry St John, vicomte BOLINGBROKE (1678-1751), le Voltaire anglais, se rattache à Toland par son matérialisme, en psychologie comme en morale, et par son irréligion. Mais il accuse une forte tendance au scepticisme, surtout en métaphysique; il croit pourtant démontrable l'existence de Dieu par la preuve de l'ordre du monde.

MATHEW TINDAL (1656-1733) «qui a une haute situation dans le clergé national» et THOMAS WOOLSTAN (1669-1731) «un des grands ennemis du clergé anglican» [°1063] sont néanmoins d'accord pour respecter la Bible, mais en y cherchant une religion purement rationnelle, sans mystères et sans miracles. Cette confusion entre le domaine de la Révélation et celui de la philosophie, en ramenant la première à la seconde, caractérise beaucoup de penseurs dans le mouvement déiste.

ANTHONY COLLINS (1676-1729) dans son Discours sur la libre pensée se montre plus agressif, accusant la Bible d'extravagances et rejetant les miracles comme supercheries. Disciple et correspondant de Locke, il accentue encore son empirisme, dans son Essai sur la nature et la destinée de l'âme humaine, enseignant que la pensée est une propriété ou affection de la matière, parce qu'elle est «une suite de l'action de la matière sur nos sens» [°1064].

DAVID HARTLEY (1705-1757) dans son ouvrage Observations of man: his frame, his duty and his expectations, expose aussi une doctrine empirique inspirée de Locke, mais il s'en tient à l'analyse psychologique, sans aborder le problème critique. Il s'efforce d'appliquer à l'esprit la méthode d'analyse et de synthèse suivie par Newton et il explique l'association des idées par les vibrations d'un éther contenu dans les organes sensoriels, les nerfs et le cerveau.

Enfin, JOHN PRIESTLEY (1733-1804) défend une psychologie toute semblable, «affirmant que la pensée a son origine dans les vibrations des nerfs frontaux». Mais en même temps, «il repousse l'athéisme et prétend concilier ses théories matérialistes avec l'existence de Dieu» [°1065], tout en ramenant le christianisme à des doctrines purement rationnelles: il reste en cela un authentique représentant du déisme.

Tous ces philosophes, en bons positivistes, admettent l'existence du monde corporel. Il n'en est plus ainsi chez deux penseurs qu'il convient de signaler un peu en marge et comme inclinant vers le courant mixte: JOHN NORRIS (1657-1711) et ARTHUR COLLIER (1680-1732) [b69]. Le premier, dans son An Essay toward the theory of the ideal or intelligible world (1701-1704) s'inspire surtout de Malebranche et il critique Locke en proclamant la nécessité d'une «vision en Dieu». - Le second, dans son principal ouvrage: «Clavis universalis or a new inquiry after truth, being a demonstration of the non-existence or impossibility of an external World» (1713) conclut que le monde extérieur est impossible, parce qu'on peut en démontrer des attributs contradictoires: qu'il est infini en étendue et fini; que la matière est toujours divisible et composée d'éléments indivisibles; que le mouvement est nécessaire et inconcevable, etc. Pour lui, «le monde consiste dans le système de perceptions que le vouloir divin nous fait éprouver et, si l'univers nous semble hors de nous, c'est que ce même vouloir exigeait qu'il nous apparût comme extérieur» [°1066].

C) Moralistes et Économistes.

Ce qui caractérise la morale positiviste anglaise au XVIIIe siècle, c'est qu'elle ne fonde pas ses règles d'action sur Dieu ou sur l'autorité, mais sur l'observation scientifique [°1067] des tendances humaines. À ce point de vue, on distingue deux groupes de moralistes: les uns constatent surtout en l'homme de l'égoïsme, comme l'avait fait Hobbes, et ils défendent diverses formes d'utilitarisme; les autres découvrent en nous des tendances altruistes [°1068] et exposent une morale sentimentale.

BERNARD DE MANDEVILLE (1670-1733) médecin hollandais résidant à Londres, expose la thèse égoïste dans son ouvrage fameux: The fable of the bees or Private vices, Publics Benefits (1723). Il s'efforce de montrer que «loin de reposer sur des inclinations altruistes et sur la vertu, la société est à base d'égoïsme et son progrès économique, social, politique a pour indispensable stimulant les passions et les vices des particuliers» [°1069]. Ce que le XVIIIe siècle retint surtout de cette thèse, ce fut l'affirmation du plein accord entre l'égoïsme et l'utilité sociale.

Mais le grand défenseur de l'utilitarisme fut BENTHAM (1748-1832) qui fit école au XIXe siècle et que nous retrouverons comme maître de Stuart Mill [§484].

La morale du sentiment à son tour est représentée par un groupe de moralistes qui donna naissance à l'école écossaise de Reid et se comprendra mieux comme réaction contre Hume [§486]. Citons seulement ici ADAM SMITH (1723-1790) [b70] qui fut élève de Hutcheson à Glasgow, mais sans admettre, comme l'école écossaise, un «sens» moral. Il publia en 1759 sa Theory of moral sentiment . Devenu précepteur du jeune duc de Buccleuch, il séjourna avec lui à Paris en 1765 et y fréquenta les économistes; de retour en Angleterre, il prépare son The wealth of nations qui parut en 1776.

A. Smith base toute la morale sur la sympathie qu'il définit: la communication à notre âme des émotions d'autrui; tel est en effet, selon lui, le seul moyen de distinguer en pratique ce qui est bien. «Comment est-il possible, demande-t-il, de trouver des règles invariables qui fixent le point auquel, dans chaque cas particulier, le sentiment délicat de la justice n'est plus qu'un scrupule frivole; qui montre l'instant précis où la réserve et la discrétion dégénèrent en dissimulation?» [°1070]. On ne peut y arriver que par la sympathie ou la répulsion qu'on éprouve et qui se traduisent par un jugement d'approbation pour le bien, de désapprobation pour le mal. Mais cette sympathie n'a de valeur morale que si elle est pleinement désintéressée: elle vaut d'abord pour les autres. S'il s'agit de notre propre vie, nous devons nous mettre au point de vue d'un spectateur impartial et désintéressé. D'où la règle fondamentale qui résume cette morale: «Nous ferons toujours le bien, si nous agissons de façon à mériter la sympathie la plus pure et la plus universelle possible».

A. Smith est aussi un des fondateurs de la science économique par ses Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des nations. Il y enseigne qu'il existe des lois naturelles réglant les activités économiques de l'humanité, en sorte que le meilleur moyen, pour un gouvernement, de procurer la prospérité d'un pays, c'est de respecter et de favoriser le libre déploiement de ces lois; et il explique l'essor industriel dont l'Angleterre est alors le théâtre par la double loi de la division du travail et de l'offre et la demande. Il part de ce principe que c'est dans le travail qu'une nation trouve toute la source de sa richesse. «Ainsi, selon qu'il y aura plus ou moins de proportion entre le nombre de ses consommateurs et le produit du travail ou ce qu'elle achète avec ce produit, elle sera mieux ou plus mal pourvue par rapport aux besoins et aux commodités de la vie» [°1071]. Or cette proportion peut être influencée par deux facteurs: d'abord par les perfectionnements apportés au travail lui-même, et ici le principal progrès vient de la division du travail qui augmente la dextérité de l'ouvrier, évite les pertes de temps et décuple le rendement général. Le deuxième facteur est le nombre des ouvriers utiles en comparaison des citoyens parasites. Or «le nombre des ouvriers utiles et productifs est partout en proportion avec la quantité des fonds employés à les mettre en oeuvre et à la manière particulière dont on les emploie» [°1072]; en d'autres termes, c'est la loi de l'offre et de la demande qui règle le marché du travail en influençant les salaires; c'est pourquoi A. Smith étudie la nature du capital et ses maniements. Puis il expose et apprécie les divers systèmes économiques, les uns favorables à l'agriculture, les autres insistant sur les avantages de l'industrie et du commerce. Enfin il cherche quelles dépenses sont indispensables à un État bien gouverné et par quels moyens il faut les procurer pour favoriser la richesse des Nations: c'est la question des impôts et des emprunts publics. Cette oeuvre est un effort remarquable pour soumettre à la science expérimentale au positive l'activité sociale proprement humaine [°1073].

Les physiocrates français, disciples de QUESNAY (1694-1774) enseignent la même doctrine. Ils sont d'un autre avis, il est vrai, dans le domaine pratique, voyant la source des richesses dans l'agriculture plutôt que dans l'industrie; mais leur principe théorique est identique: l'existence de lois économiques qu'il faut respecter et que les vieilles associations corporatives du Moyen Âge ne font qu'entraver. Leur effort aboutit aux destructions de la Révolution de 1789 et à la loi Le Chapelier (1791) prohibant toute association économique.

3. - Les «philosophes» français du XVIIIe siècle [°1074].

§370). Chez les moralistes positivistes anglais, l'influence de Descartes est assez peu sensible et l'on reconnaît surtout un courant de doctrine issu de François Bacon. Il n'en est pas de même en France au XVIIIe siècle, et l'on peut dire que La Mettrie et ceux qu'on appelle les «philosophes» continuent le cartésianisme en réalisant l'unité, non plus comme Leibniz, en faveur de la pensée, mais au contraire au profit du mécanisme et du matérialisme par suppression de la pensée spirituelle.

LA METTRIE [b72] (1709-1751) est le premier en date [°1075] de ces philosophes. Son matérialisme trop franchement affirmé le fit bannir successivement de France et de Hollande et il se réfugia auprès de Frédéric II (1712-1786). Il intitule ses livres L'Homme-Machine et L'Homme-Plante, et il y enseigne que toute réalité n'est que matière et mouvements réglés par les lois nécessaires de la mécanique (Théorie du mécanisme): en conséquence, Dieu et l'âme ne sont que chimère; mais il n'ose pas encore tirer les applications morales.

D'ALEMBERT [b73] (1717-1783) et DIDEROT [b74] (1713-1784) furent les fondateurs de l'Encyclopédie (1751-72), «oeuvre d'une nuée d'écrivains irréligieux qui mènent dans ce Dictionnaire raisonné des sciences et des arts une guerre acharnée contre le christianisme» [°1076]. D'Alembert est l'auteur d'un Traité de dynamique, du Discours Préliminaire de l'Encyclopédie, etc. Dans ce dernier, il expose l'origine et la classification des diverses sciences, excluant comme inutiles les doctrines métaphysiques et religieuses. - Diderot a écrit les Pensées Philosophiques; De la suffisance de la religion naturelle, etc. et surtout de nombreux articles dans l'Encyclopédie, car celle-ci retombe toute entière sur lui à partir de 1759. II y défend avec ardeur le naturalisme, donnant la vie à tout être matériel et concevant la nature comme une source d'évolution où viennent se résorber les êtres particuliers.

À ce point de vue, on peut lui rattacher ROBINET (1735-1820) qui dans son ouvrage De la Nature, enseigne un animisme du même genre.

HELVÉTIUS [b75] (1715-1771) et CABANIS [°1077] (1757-1808) appliquent les méthodes positivistes dans l'étude de la vie consciente. Dans ses livres De l'Esprit (publié de son vivant) et De l'Homme (paru en 1772), Helvétius, supposant que tout dans l'esprit provient de la sensibilité physique, montre que les diversités psychologiques sont l'effet des passions, et que celles-ci reviennent à la recherche du plaisir et à la fuite de la douleur. Mais l'éducation et la société sont capables de régler ces passions pour le bien de l'ensemble, car l'idéal de la législation est de lier tellement l'intérêt général à l'intérêt particulier que chacun trouve toujours plus d'intérêt à observer la loi qu'à la violer. - À la fin du siècle, Cabanis, dans ses Mémoires sur les Rapports du physique et du moral, (lus à l'Institut en 1795-96, publiés en 1802) continue cette psychologie positiviste en rattachant les faits de conscience aux phénomènes physiologiques comme à leur cause explicative [°1078].

À l'oeuvre de Cabanis, on peut associer celle de CONDORCET [b76] (1743-1794) qui dans sa célèbre Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, écrite aussi à la fin du siècle (1794) applique la même méthode positiviste à l'étude des esprits, non plus en chaque individu, mais pour expliquer l'évolution des sciences dans l'humanité. Il distingue dix périodes en cette évolution qui va, selon lui, se perfectionnant sans cesse en se dégageant toujours plus de la tutelle religieuse et dogmatique, pour aboutir à l'essor des sciences expérimentales inauguré au XVIe siècle. Ces sciences, du reste, ont devant elles un champ d'action illimité et leurs progrès ne finiront jamais [°1079].

Restait à expliquer dans le même sens la vie morale et sociale, comme y invitaient les conclusions d'Helvétius: ce fut l'oeuvre principalement du baron d'HOLBACH [b77] (1723-1789) né dans le Palatinat, mais qui vécut à Paris, l'ami et le Mécène des philosophes. Il est l'auteur d'un Système de la nature et d'un grand nombre d'écrits antireligieux où il accuse les prêtres d'avoir inventé la religion pour dominer le peuple; car son but est «d'édifier une nouvelle morale entièrement dégagée de toute religion positive» [°1080]. S'il expose le Système de la nature, c'est afin de montrer que l'ordre est l'effet, non d'un plan divin, mais des lois de la physique; et, partant du principe que la loi des actes humains est d'aimer le plaisir et de fuir la douleur, constatant d'autre part que la société est fondée sur l'entraide, il estime que la morale universelle doit enseigner à chacun le moyen d'aider les autres par les récompenses et les peines qu'elle promet. Ainsi «le problème moral est un problème de législation: il s'agit d'établir un système de sanctions tel que l'homme soit poussé par le plaisir à accomplir les actes vertueux, c'est-à-dire utiles aux autres» [°1081].

Enfin VOLTAIRE [b77] (1694-1778) qui, sans être proprement un philosophe [°1082], a beaucoup parlé de philosophie, spécialement dans le Philosophe ignorant, le Traité de l'âme, les Dialogues d'Ephémère et les articles du Dictionnaire philosophique. Il combat les encyclopédistes, mais poursuit comme eux la destruction de toute religion, surtout du catholicisme. Les hautes spéculations le rebutent, dit de lui Faguet; il a en horreur la métaphysique. Sans doctrine propre, il est un vulgarisateur, spécialement de Locke. Il n'a jamais douté de l'existence de Dieu [°1083], mais il ne voit en lui que «l'auteur sage d'une nature utile à l'homme» [°1084]. Son idée maîtresse est la lutte contre l'intolérance [°1085], c'est-à-dire contre tout dogme; et il revendique inlassablement la pleine indépendance de sa raison à l'égard de toute autorité divine et humaine. En cela son oeuvre mérite d'être associée à celle de la philosophie moderne.

Le caractère commun de tous ces philosophes est l'abandon des thèses spiritualistes et métaphysiques qui faisaient la grandeur du cartésianisme. On n'est plus attiré que par le mécanisme et désormais son emprise est irrésistible, après les magnifiques réussites de NEWTON [§369, (A)] qu'il faut considérer comme un des maîtres du XVIIIe siècle. Mais la médiocrité des esprits est si grande en ce siècle de décadence philosophique, que la considération des lois de la nature conduit rapidement à ne plus voir d'autre réalité que la matière.

Pour entraîner ainsi les philosophes vers le matérialisme, le besoin d'unité s'unissait au désir de la simplicité; car le mode d'existence et d'opération de l'âme spirituelle dans la glande pinéale est peu intelligible. À son tour, la science moderne apportait ses encouragements en multipliant les objections contre l'âme: - elle pourrait en agissant sur le corps, modifier la somme immuable des mouvements de l'univers; - son existence est inutile, puisqu'on commence à tout expliquer sans elle. Au début du XIXe siècle, les découvertes scientifiques, en surexcitant l'espoir d'une «Science mécaniste universelle», paraîtront justifier ces thèses matérialistes et expliqueront du moins leur succès.

Article 3. Courant mixte.

b79) Bibliographie générale (Courant mixte)

§371). Il semble, à première vue, que les deux orientations, idéaliste et positiviste, soient contradictoires et exclusives: car l'une en exaltant l'idée, favorise le spiritualisme; l'autre en s'en tenant à l'expérience sensible, donne la première place aux faits matériels et tend à sacrifier l'esprit. L'histoire de la philosophie nous apprend qu'il n'en est rien, et qu'on peut soutenir à la fois que tout est idéal, et que tout est corporel: il suffit pour cela de prendre idée ou pensée au sens cartésien de «fait de conscience», et de ramener tous les faits de conscience à l'ordre sensible.

Cette évolution s'accomplit au XVIIIe siècle, surtout en Angleterre, comme par trois degrés: 1) Locke, respecte encore la notion de cause, mais ébranle fortement celle de substance. 2) Berkeley sacrifie toute substance corporelle et ne garde que l'esprit; mais pendant ce temps, Condillac, en France, sacrifiait l'esprit en expliquant toute la vie consciente par la sensation. 3) Enfin Hume, poussant à fond la critique, rejette toute substance et toute cause et ne retient plus que les faits de conscience et leurs lois.

Ces philosophes continuent à travers le XVIIIe siècle la série des grands penseurs, en ce sens du moins qu'ils reprennent et approfondissent un problème important de la philosophie moderne: celui de la valeur de notre connaissance; et ils cherchent la solution au moyen de la méthode cartésienne. Mais, fidèles au point de vue concret de la philosophie anglaise, ils adoptent en même temps la thèse empiriste dont ils déduisent progressivement toutes les conséquences dans l'ordre critique.

1. - Premier degré. Locke (1632-1704).

b80) Bibliographie spéciale (Locke)

§372). John Locke, né à Wrington près de Bristol, était d'abord destiné à la carrière ecclésiastique et il étudia dans ce but à Oxford (1652-1658). Là, tout en prenant en dégoût la méthode formaliste de l'enseignement, il s'imprégna de l'esprit du nominalisme d'Ockam qui régnait en maître. Quand, vers la fin de ses études [°1086], il lut Descartes, il fut charmé par la façon dont le philosophe français envisageait les grands problèmes par leur centre, en faisant appel avant tout à l'idée claire et distincte, et, sans admettre toutes ses doctrines, il devint un fervent de sa méthode. Peu enclin à l'état ecclésiastique, il s'initia aux sciences, spécialement à la médecine sous la conduite de Boyle et en 1666 il entra comme médecin particulier au service de lord Ashey qui, devenu Comte de Shaftesbury, le garda près de lui comme secrétaire en ses diverses fonctions politiques; l'un et l'autre était Withe, dévoué aux idées libérales. Peu après, Locke est élu membre de la «Société Royale» de Londres (1668); il se lie avec le célèbre médecin Sydenham et écrit même deux petits traités médicaux: Anatomica (1668) et De arte medica (1669). Mais il reste aussi préoccupé de questions politiques et religieuses, comme le montrent divers petits traités datant de la même époque [°1087], comme Infallibilis Scripturae interpres non necessarius, dont la thèse est que l'Écriture Sainte suffit au chrétien; et un Essai sur la tolérance (1666) [°1088]. C'est vers 1670 qu'il conçut son ouvrage fondamental en philosophie: l'Essai sur l'Entendement humain; il y travailla longtemps, dans les moments que lui laissaient libres sa santé et ses occupations de secrétaire. De 1675 à 1679, il dut se rendre en France pour se soigner; il séjourna à Montpellier, puis à Paris où il s'intéressa aux travaux de Malebranche, de Gassendi et de Nicole. De retour en Angleterre, il fut associé à la vie politique intense de Lord Shaftesbury: celui-ci, après avoir été enfermé a la Tour de Londres puis délivré triomphalement, échoua enfin dans une tentative de révolution et se réfugia en Hollande (1684) où il mourut bientôt. Locke, se sentant suspect, suivit son maître en exil; il y fit connaissance de deux membres influents de la secte des Remontrants: Le Clerc et Limborch; c'est à ce dernier qu'il adresse sa fameuse Lettre sur la Tolérance, le premier ouvrage qu'il édite (1689). La même année, l'avènement de Guillaume d'Orange et de la royauté constitutionnelle et libérale en Angleterre permit au proscrit de rentrer en sa patrie; il y édite Two Treatises of governement pour justifier la récente révolution, et enfin la première édition complète de son Essai sur l'entendement humain (1690) [°1089]. Il s'occupe alors d'éducation et surtout de questions politiques et économiques et écrit ses Considérations sur les conséquences de la diminution de l'intérêt et l'augmentation de la valeur de d'argent. Mais, à partir de 1700, sa santé l'oblige à se retirer à Oate, auprès de Lady Masham, fille du philosophe Cutworth. Il y mourut en 1704.

Locke est un esprit conciliateur et peu systématique; ses idées, dispersées en plusieurs domaines assez disparates: science, politique, religion, psychologie, ne semblent pas à première vue former un ensemble cohérent Toute son oeuvre cependant, est dominée par trois tendances: l'amour de la tolérance, l'attrait pour les sciences positives, l'estime de la méthode cartésienne; et ces trois tendances trouvent leur équilibre dans le célèbre Essai sur l'entendement humain. Comme tous les penseurs de ce temps, en effet, il donne à la spéculation un but pratique: «Il n'y a de connaissances vraiment dignes de ce nom, dit-il [°1090], que celles qui conduisent à quelqu'invention nouvelle et utile», et devant les maux déchaînés par les compétitions religieuses et politiques, il désire ardemment procurer la paix et la prospérité sociale. Mais pour atteindre ce but, il évite tous les moyens extrêmes; son goût pour les sciences lui fait rejeter l'intellectualisme absolu, et surtout l'appel à l'intuition, à l'enthousiasme qu'il voyait préconisé par Cutworth et l'école de Cambridge et qu'il réfute avec persistance; il y dénonce la source du fanatisme et des dissensions religieuses funestes à la paix. D'autre part, il réprouve avec une égale vigueur l'empirisme absolu tel qu'il s'épanouissait chez Hobbes, redoutant le matérialisme athée qui déchaîne les bas instincts de l'homme; il garde le respect inné des grandes vérités de bon sens: l'existence de Dieu et d'une loi naturelle, fondant la morale sur la raison et la volonté du Créateur.

Or, c'est par Descartes qu'il trouve la voie moyenne d'une sage modération; il pense qu'en déterminant par la méthode de l'idée claire les limites de notre raison, il établira un terrain solide où l'on s'accordera sur l'essentiel en restant tolérant sur l'accessoire. Ainsi, le principe unificateur du système de Locke est moins spéculatif que pratique; on pourrait le traduire dans l'ordre doctrinal par cette formule:

La valeur limitée de notre entendement détermine à la fois, et le domaine des certitudes qui doivent fonder d'un commun accord la vie humaine, et le champ très vaste inaccessible à la certitude où la liberté d'opinion doit être respectée.

Ainsi, l'Essai sur l'entendement humain est bien le centre de toute la doctrine. Après en avoir indiqué le but et la méthode, nous montrerons comment y sont résolus les deux problèmes: celui de l'origine et la classification des idées (problème psychologique), et celui de leur valeur (problème critique) d'où découlera la délimitation du domaine des certitudes et des opinions libres.

A) But et méthode de l'Essai.

§373). Si le but général et pour ainsi dire subconscient de Locke en tous ses travaux est d'affermir l'esprit de tolérance, gage de paix, le but immédiat et explicite de son «Essai» est de résoudre le problème de la valeur de nos connaissances. Il a formé, dit-il, «le dessein d'examiner la certitude et l'étendue des connaissances humaines, aussi bien que les fondements et les degrés de foi, d'opinion et d'assentiment qu'on peut avoir par rapport aux différents sujets qui se présentent à notre esprit» [°1091]. Il reprend donc le problème critique soulevé par Descartes, non plus, il est vrai, pour donner un fondement infaillible aux sciences, mais parce qu'il y voit un moyen efficace de concorde. Au lieu de se lancer au hasard en de vaines disputes, les hommes devraient «examiner avec soin la capacité de leur entendement», pour «découvrir jusqu'où peuvent aller leurs connaissances; et distinguant ce qu'ils peuvent concevoir d'avec ce qui passe leur intelligence, ils conserveraient avec plus d'assurance les vérités communes et seraient plus réservés pour les autres» [°1092]. Mais il reste que le but immédiat de Locke est de «déterminer la certitude, l'évidence et l'étendue de notre connaissance», ce qui est l'objet même de la critique.

Or, sans insister comme Descartes sur !e doute initial, sans chercher comme Kant une méthode appropriée à la critique, Locke estime trouver la solution par la simple analyse psychologique. Il exclut de son exposé les recherches sur la nature de l'âme et les questions de l'influence du corps et des organes sur les fonctions psychiques; il veut seulement «examiner pied à pied, d'une manière claire et historique, toutes les facultés de notre esprit» [°1093]. Pour lui, tout se réduit à découvrir les éléments simples avec lesquels, par hypothèse, sont formés tous nos faits de conscience; puis, à décrire la formation des états complexes, en éclairant et appréciant les liens qui les rassemblent, d'où résultera le jugement sur leur valeur.

Cette méthode purement psychologique qui s'affirme dès le début et se déploie tout au long de l'ouvrage, a mérité à Locke le titre de fondateur de la Psychologie expérimentale, au moins comme science de l'introspection [°1094]. Ici encore, il continue et amplifie l'influence de Descartes; comme celui-ci, il ne distingue plus le domaine sensible du domaine intellectuel; il considère les faits de conscience comme ils se présentent à l'intuition interne, c'est-à-dire comme des faits où se synthétise la double activité de l'esprit et des sens; et il les considère globalement comme des phénomènes de l'âme qu'il classe en groupes empiriques et dont il décrit les influences réciproques.

Ce serait pourtant minimiser cette méthode que de lui attribuer une signification uniquement psychologique; elle a incontestablement une valeur critique, celle de la théorie cartésienne de «l'idée claire». Cette théorie en effet implique une double hypothèse: la science se ramène à des idées simples; et ces éléments primitifs ont par eux-mêmes valeur d'infaillible vérité; et en admettant ces présupposés, la méthode psychologique adoptée par Locke et qui sera celle de tous les philosophes critiques jusqu'à Kant, peut atteindre son but en déterminant la valeur de nos connaissances, bien que, en soi, psychologie et critique restent très distinctes.

Mais ce que le philosophe anglais n'admet point dans le cartésianisme, c'est l'interprétation de l'idée claire comme objet d'intuition. En cela, il renouvelle à fond le problème et en oriente la solution, à la fois vers l'empirisme et vers l'idéalisme.

B) Origine et classification des idées.

§374). Locke désigne par idée tout ce qui est l'objet de notre entendement lorsque nous pensons. «Je me suis servi de ce terme, dit-il, pour exprimer tout ce qu'on entend par fantôme, notion, espèce [°1095] ou quoi que ce puisse être qui occupe l'esprit lorsqu'il pense» [°1096]. Cette notion n'est pas absolument claire, parce qu'elle réunit plusieurs aspects assez divers, savoir: le point de vue de la sensation qui représente le concret, et celui de l'intellection qui considère l'abstrait; - l'aspect subjectif selon lequel l'idée est un phénomène interne spécial, un fait de conscience représentatif, et l'aspect objectif selon lequel l'idée comprend tout le champ de nos connaissances, objets concrets et natures universelles. La meilleure interprétation, semble-t-il, est de dire que Locke appelle «idée» ce que Descartes nommait «pensée» tout fait de conscience. Une chose du moins est claire: les deux philosophes acceptent le même point de départ idéaliste; ils concèdent l'un et l'autre que nous ne connaissons d'abord que nos pensées ou nos idées; c'est pourquoi Locke déclare que nos idées constituent l'objet total de nos sciences.

Mais à l'encontre de Descartes, il enseigne qu'il n'y a pas d'idées innées, et que toutes sans exception viennent de l'expérience. C'est là pour lui une thèse fondamentale qu'il appuie de multiples preuves, les unes négatives, réfutant longuement l'innéisme, les autres positives, analysant et classant nos diverses idées en montrant leur origine sensible.

Il prouve d'abord que notre esprit ne possède pas de principes innés, ni dans l'ordre spéculatif [°1096], comme le principe d'identité: «Il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps»; ni dans l'ordre pratique [°1097], comme la règle: «Faites comme vous voudriez qu'il vous fût fait». Si de tels principes étaient dans tous les esprits à l'état naturel et inné, il faudrait que les enfants et les fous les comprissent, ce qui n'est pas. De même, l'enfant devrait en premier lieu user de ces principes dans la vie courante, lorsqu'il constate, par exemple, qu'une pomme n'est pas du feu [°1098]; mais s'il acquiesce à cette proposition concrète, il ne comprend même pas la formule abstraite: «Il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps»; preuve que ce principe n'est pas inné. Il en est de même pour les règles de morale, et spécialement pour les cinq vérités déclarées innées par «Milord Herbart» [°1099] qui a les honneurs d'un examen spécial.

Les cartésiens et les platoniciens de Cambridge défendaient il est vrai l'innéisme, non pas au sens formel, mais au sens virtuel seulement. Mais Locke leur répond qu'il n'y a pas de milieu entre la faculté toute nue et l'idée ou le principe formellement connu. «Car si ces mots: être dans l'entendement comportent quelque chose de positif, ils signifient être compris et aperçu par l'entendement. De sorte que si l'on soutient qu'une chose est dans l'esprit sans que l'esprit l'aperçoive, c'est autant que si l'on disait qu'elle est et n'est pas dans l'esprit» [°1100]. D'ailleurs, les principes ne sauraient être innés si les idées dont ils se composent ne le sont pas; or nous n'apportons en naissant aucune idée, ni celle d'identité, ni celle de tout et de partie, ni celle d'adoration, de Dieu ou de substance [°1101]. Bref, nous n'avons aucune idée innée et, par conséquent, elles viennent toutes de l'expérience. D'ailleurs, en exposant l'origine et la classification de ces idées, Locke établit cette thèse positivement.

Il commence par distinguer, conformément à la méthode cartésienne, les idées simples à l'égard desquelles notre esprit est purement passif; et les idées complexes ou dérivées que l'âme produit activement en elle-même au moyen des précédentes.

1) Les idées simples. Au début en effet, notre entendement est vraiment une «table rase» ou «une feuille blanche» [°1102] destinée à recevoir l'empreinte des idées simples. Mais celles-ci nous viennent de deux sources: la sensation et la réflexion.

a) La sensation est l'expérience externe qui nous donne les idées d'objets hors de nous: celles de blanc, de jaune, de froid, de mou, de doux, d'amer [°1103], etc. Ce premier acte suppose évidemment l'exercice des sens externes; mais Locke le considère synthétiquement, comme une perception par laquelle l'âme ou l'esprit acquiert consciemment l'idée d'objet extérieur; et dans la perspective cartésienne où il se tient, il s'agit de l'âme humaine qui est spirituelle, selon l'opinion commune [°1104].

Les Idées de sensation qui représentent les qualités des corps se divisent elles-mêmes en deux groupes: les qualités premières ou originales, à savoir «ces qualités du corps qui n'en peuvent être séparées: la solidité, l'étendue, la figure, le nombre, le mouvement ou le repos»; et les qualités secondes, celles qui «dans le corps, ne sont effectivement autre chose que la puissance de produire diverses sensations en nous par le moyen de leurs premières qualités..., comme sont les couleurs, les sons, les goûts, etc» [°1105].

Cette célèbre distinction, enseignée équivalemment par Descartes, se justifie moins bien dans le système empirique de Locke [°1106]: l'expérience nous suggère plutôt de mettre en second lieu l'étendue, le mouvement, etc., ce que Locke appelle qualités premières et que les scolastiques nomment sensibles communs, car les sens ne les saisissent qu'au moyen des sensibles propres appelés par Locke qualités secondes; ainsi, l'oeil ne peut voir la figure d'un corps, sinon parce qu'il le voit coloré d'une certaine façon. - Mais cette distinction était aussi celle du maître de Locke, le physicien Boyle, et elle s'explique par le «mécanisme» triomphant dans les sciences. Les savants avaient tendance à ramener tous les phénomènes sensibles à diverses formes de mouvements, comme Newton l'avait fait pour la lumière; et les philosophes en concluaient que ces propriétés quantitatives et mesurables étaient essentielles, «originales et premières» par rapport aux autres.

b) La réflexion est l'expérience interne qui nous fournit les idées d'opérations psychologiques, comme «ce qu'on appelle percevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir et toutes les différentes actions de notre âme» [°1107]. La réflexion elle aussi se présente comme un acte synthétique, embrassant tout fait de conscience, intellectuel ou sensible. Elle suppose toujours l'intervention de l'esprit pour se rendre compte de notre vie intérieure et en distinguer les manifestations; mais elle se porte sur les faits sensibles, imagination, passion, etc. comme sur les aspects supérieurs de la conscience. D'ailleurs, en réalité, il n'y a jamais en nous d'actes purement spirituels, connaissance ou sentiment, et Locke s'en tient à l'observation des faits concrets [°1108]. Bref, la «réflexion», comme la sensation, est une intuition de phénomènes. «Quoique cette faculté ne soit pas un sens, dit Locke, parce qu'elle n'a rien à faire avec les objets extérieurs, elle en approche beaucoup, et le nom de sens intérieur ne lui conviendrait pas mal» [°1109].

Bien que parfois la définition de ces idées comporte plusieurs éléments, elles sont appelées simples en ce sens qu'elles sont primitives, que l'analyse des origines ne peut aller au delà; elles sont un donné irréductible en face duquel l'âme est purement réceptive [°1110].

Mais l'esprit est aussi capable de réagir pour construire de nouvelles idées au moyen de ces matériaux simples: ce sont les idées complexes ou dérivées.

2) Les idées complexes ou dérivées. Dans ce groupe général on distingue trois catégories. «Voici, dit Locke, en quoi consistent principalement ces actes de l'esprit: (1) À combiner plusieurs idées simples en une seule; et c'est par ce moyen que se font toutes les idées complexes [°1111]. (2) À joindre deux idées ensemble, soit qu'elles soient simples ou complexes, et à les placer l'une près de l'autre, en sorte qu'on les voie tout à la fois sans les combiner en une seule idée: c'est par là que l'esprit se forme toutes les idées de relations. (3) Le troisième de ces actes consiste à séparer des idées d'avec toutes les autres qui existent réellement avec elles: c'est ce qu'on nomme abstraction; et c'est par cette voie que l'esprit forme toutes ses idées générales» [°1112].

a) La première catégorie nous fournit plusieurs idées importantes dont Locke indique la formation, dans l'espoir de dirimer les controverses auxquelles elles ont donné lieu. Il distingue donc parmi les idées complexes par combinaison: celle de substance, idée de choses qui existent par soi, comme un homme; et celle de mode, idée de choses qui existent dans un autre, comme un triangle. Celle-ci se subdivise en mode homogène (ou simple), formé par combinaison d'une même idée avec soi-même; et mode mixte (ou complexe), formé par combinaison d'idées hétérogènes, comme la beauté, le meurtre.

Les réflexions de Locke sur l'idée de SUBSTANCE ne sont pas absolument claires. D'une part, il la déclare explicitement une idée complexe par combinaison; elle se forme par la constance reconnue à un groupe de propriétés (idées simples) auxquelles on donne un seul nom. Mais d'autre part, la substance ainsi définie ne se distinguerait pas du mode mixte qui est aussi un groupe stable d'idées simples désigné par un même nom; c'est pourquoi Locke passe à une toute autre conception: «Quoique ce soit, dit-il, véritablement un amas de plusieurs idées jointes ensemble, nous sommes portés dans la suite, par inadvertance, à en parler comme d'une seule idée simple, et à les considérer comme n'étant effectivement qu'une seule idée; parce que, ne pouvant imaginer comment ces idées simples peuvent subsister par elles-mêmes, nous nous accoutumons à supposer quelque chose qui les soutienne, où elles subsistent et d'où elles résultent, à quoi pour cet effet on a donné le nom de substance» [°1113]. Et Locke concède que nous affirmons légitimement l'existence de ce substratum distinct des propriétés, parce qu'on ne peut guère concevoir des modes sans un sujet qui les porte; mais nous en ignorons totalement la nature ou quiddité [°1114], car nos idées, venant de l'expérience; ne nous font connaître proprement que les qualités simples et leurs combinaisons diverses. Ce qui est clair du moins en cette théorie, c'est que la substance, au sens ordinaire du mot, désigne un quelque chose vague dont nous n'avons aucune idée claire et dont il nous est impossible de pénétrer l'essence.

Parmi les modes, se trouvent les idées d'infini, d'espace et de temps et de liberté, objet de controverses célèbres, tout autant que la substance.

L'infini est un mode homogène ou simple, formé par la répétition d'une même unité, de nombre, de durée ou d'espace. Le «fini» exprime l'arrêt de la répétition; mais si l'on continue en «avançant toujours de même sans jamais venir à la fin des additions» [°1115], on a l'idée d'infini, la seule concevable pour nous. Locke ne nie pas l'existence d'un infini positif, pas plus que celle de la substance; mais cette réalité nous est aussi totalement inconnue, parce qu'elle reste inaccessible à notre connaissance dont tous les éléments sont puisés dans l'expérience.

L'espace et le temps sont aussi des modes simples, obtenus par la répétition de portions d'étendue ou de durée que nous fournit l'expérience; mais l'idée élémentaire qui est à la base de l'espace vient de la sensation visuelle; et celle qui fonde le temps, de la réflexion par laquelle nous constatons la suite de nos idées; et cette suite est pour nous «la mesure des autres successions» [°1116].

La liberté enfin s'explique par la même analyse. Elle est une élaboration de l'idée de puissance qui est encore un mode homogène ou simple, obtenu pat la répétition de l'idée expérimentale d'action: après avoir subi l'action du dehors ou après avoir exercé nous-mêmes une action, nous concevons la possibilité d'une répétition indéfinie de cette influence subie ou exercée, et nous obtenons ainsi l'idée de puissance; active ou passive. Cette idée naît donc de l'expérience, soit externe, soit interne; et dans ce dernier domaine, la puissance active de notre âme sur notre corps constitue la volonté [°1117]. On demande ordinairement si la volonté jouit de la liberté; la question est ainsi mai posée observe Locke. La liberté est elle-même une autre puissance active, celle d'agir ou de ne pas agir conformément à un choix [°1118] ou jugement de notre esprit: «La liberté, dit-il, consiste dans la puissance d'agir ou de s'empêcher d'agir et en cela seulement» [°1119]. C'est ce qu'on appelle «libertas a coactione», simple absence de contrainte, compatible avec le plus rigoureux déterminisme, comme dans Hobbes ou Spinoza. Cependant Locke remarque justement que la liberté suppose la raison et la volonté; on ne l'attribue pas, par exemple, a une balle, même traversant tout sans contrainte, mais à l'homme seulement. Néanmoins elle ne convient pas à la volonté, pas plus que la figure carrée à la vertu, parce qu'un pouvoir appartient à l'agent et non pas à un autre pouvoir.

Mais on peut demander si l'âme, possédant ces deux pouvoirs, peut appliquer sa liberté à l'exercice de sa volonté, si elle a la puissance de vouloir et de ne pas vouloir selon son choix, et c'est bien là le problème de la liberté d'indifférence. Ici, comme pour l'idée de substance, Locke n'est pas d'une pleine limpidité. D'une part, selon la logique de son empirisme, il enseigne que tous nos vouloirs ont des motifs déterminants qui ne sont pas des actes préalables de volonté. «On ne peut demander, dit-il, si l'homme peut vouloir ce qu'il veut»; ce serait «supposer qu'une volonté détermine les actes d'une autre volonté, et qu'une autre détermine celle-ci et ainsi à l'infini» [°1120]. Le principal motif, selon lui, qui détermine psychologiquement nos vouloirs, c'est l'inquiétude, l'insatisfaction, «uneasiness», qui résulte de l'absence d'un bien, comme le montrent de nombreuses expériences, par exemple, le peu d'efficacité de la croyance aux peines ou aux récompenses éternelles en face d'un besoin immédiat à satisfaire; l'impuissance de l'ivrogne à résister, malgré ses résolutions, à l'insatisfaction qui résulte de son habitude, etc. Bref, «le plus grand bien, même reconnu tel, ne détermine la volonté que s'il excite un désir proportionné à son excellence, et qu'à ce désir réponde en nous une inquiétude égale» [°1121]. Or ces inquiétudes se succèdent constamment en nous et dès que l'une est satisfaite, une autre est prête «à nous mettre en oeuvre», en sorte que nos vouloirs trouvent toujours leurs causes déterminantes sans laisser place à la liberté.

Mais d'autre part, Locke admet des exceptions à cette loi que «l'inquiétude la plus pressante détermine la volonté à l'action prochaine». «Nous avons le pouvoir de suspendre chaque désir particulier qui s'excite en nous et d'empêcher qu'il ne détermine volonté et ne nous porte à agir» [°1122]. Ce pouvoir vient de notre raison capable d'examiner la valeur des biens et des maux et de nos désirs; et notre liberté consiste, après avoir précisé notre vrai bonheur, à donner à cette idée une vraie efficacité qui détermine notre volonté: Observations pénétrantes qui débordent largement l'empirisme et mettent sur la voie de la vraie liberté dont la racine est notre raison spirituelle [°1123]; la pensée de Locke gagne ici en vérité ce qu'elle perd en cohérence.

Cependant les idées de bien et de mal, connexes à celle de volonté, sont interprétées par lui selon le pur empirisme. Elles se ramènent en effet à celles du plaisir et de la douleur; psychologiquement, on appelle «bien», ce qui comble l'insatisfaction de notre volonté ou ce qui est utile à ce but, le «mal» étant cette inquiétude même ou ce qui la cause. En ajoutant l'idée de loi, nous entrons dans l'ordre moral: «Le bien et le mal, dit Locke, considérés moralement, ne sont autre chose que la conformité ou l'opposition qui se trouve entre nos actions et une certaine loi... et ce bien et ce mal ne sont autre chose que le plaisir et la douleur qui accompagnent l'observation ou la violation de la loi: c'est ce que nous appelons récompense ou punition» [°1124].

b) Parmi les idées complexes de RELATIONS, la plus importante est celle de causalité. Locke la définit: «ce qui fait qu'une autre chose, soit idée simple, soit substance ou mode, commence à exister»; tandis que l'effet est «ce qui tire son origine de quelqu'autre chose» [°1125]. Elle vient de l'expérience interne ou externe, quand nous constatons en certaines idées les conditions constantes de la production d'autres idées. Or Locke estime qu'il n'y a pas grande difficulté à distinguer les diverses espèces de causalité: création, génération, altération, etc. Il déclare cette idée entièrement satisfaisante et n'en poursuit pas davantage la critique [°1126], sans doute parce qu'il en avait besoin pour établir plusieurs vérités traditionnelles qu'il ne voulait pas sacrifier, conformément à son but fondamental.

c) La troisième activité de l'esprit formant de nouvelles idées est l'ABSTRACTION qui consiste, pour Locke, en une séparation exercée sur les idées complexes. Tout d'abord, en effet, nous formons, par combinaison, des idées d'individus extrêmement complexes; ainsi l'enfant acquiert celles de sa nourrice, de sa mère, de son père. Mais bientôt, la comparaison de ces multiples groupes individuels fait constater en eux des caractères communs; l'esprit retient ceux-ci en les séparant des parties propres, puis il joint à ce résidu abstrait ou schème général, le nom commun d'usage habituel, par exemple, celui d'homme à ce qu'on retrouve à la fois dans la nourrice, la mère et le père; et en poursuivant méthodiquement ce travail, on obtient la hiérarchie des genres et des espèces. Ainsi, l'abstraction suppose un travail de l'esprit [°1127]; mais les universaux ou idées abstraites qui en résultent expriment uniquement une collection schématisée d'idées simples dans lesquelles on a retenu seulement les caractères semblables désignés par le même nom commun; la théorie est donc à la fois un conceptualisme et un nominalisme.

Ainsi se développe l'analyse psychologique de Locke, toute entière fondée sur le principe empirique, que «toutes nos idées viennent de l'expérience sensible»; d'où dérive en particulier notre impuissance à rien connaître positivement de l'infini ou de la substance et à dépasser les essences nominales par nos idées abstraites. Certes, la preuve invoquée pour rejeter l'innéisme ne manque pas de valeur: il est vrai que le contenu de toutes nos idées, du moins en ce qu'elles expriment positivement, vient de l'expérience sensible; et la règle s'applique à nos concepts les plus métaphysiques. Mais l'alternative où s'enferme Locke est trop étroite; entre l'innéisme platonicien et cartésien qu'il réfute à bon droit, et l'empirisme pur qu'il adopte, il y a un milieu: c'est l'innéisme virtuel d'une faculté spirituelle au moyen de laquelle nous découvrons dans le concret un aspect d'être ou d'essence participant à l'Être infini, fondement d'une métaphysique vraiment «scientifique» [°1128]. Leibniz, dans ses Nouveaux essais, n'était pas loin de cette solution en proposant la formule: «Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu, nisi ipse intellectus»; mais il lui donnait un sens idéaliste insoutenable [§362]. Cependant, nous avons au cette doctrine parfaitement élaborée et soutenue par Aristote et ses grands disciples, spécialement saint Thomas [§69 et §262]. Il en résulte clairement que nos idées abstraites expriment réellement les essences des choses, quoiqu'en une modeste mesure. Pour la substance en particulier, il faut distinguer l'idée tout à fait universelle, n'ayant qu'une valeur analogique, très proche de celle d'être réel [°1129]; et l'idée de telle substance déterminée. En effet, la notion générale de substance est valable, comme toute idée abstraite, mais elle ne constitue qu'une première précision, une première victoire sur notre ignorance native; la définition précise de telle substance est le but poursuivi par la science, et pour l'atteindre, il faut le travail patient d'inductions nombreuses. Celles-ci, il est vrai, partent de faits d'expérience, elles ont pour objet immédiat les propriétés ou phénomènes. Mais elles conduisent légitimement à la connaissance de l'être substantiel en vertu du principe incontestable: «Telles propriétés, telle substance; agere sequitur esse»; car la seule raison suffisante pour expliquer ces propriétés permanentes est la nature permanente de l'être qui se manifeste par elles.

Locke, malheureusement, ignorait cette solution parfaitement équilibrée, et ayant opté pour la seule expérience, il s'efforce de résoudre le problème de la valeur de nos idées au moyen du principe cartésien de l'idée claire, adapté à son empirisme.

C) Valeur des idées et de la connaissance.

§375). Locke ne voit plus en nos idées, comme Descartes, des intuitions dépositaires par essence de la vérité ou de l'erreur; aussi, pour apprécier leur valeur, les considère-t-il à différents points de vue: elles peuvent être, dit-il, «réelles ou chimériques, en tant qu'elles ont un fondement dans la nature ou non» [°1130]. Elles peuvent être complètes ou incomplètes; et les idées simples, évidemment, sont toujours complètes; les autres le seront si, étant formées par convention, elles rassemblent tous les éléments requis par la coutume; ou si, exprimant le réel, elles n'omettent aucun des éléments de la chose [°1131]. Surtout, elles peuvent être vraies ou fausses; mais ici, Locke observe justement que les idées sont plutôt justes et fautives, parce que, «à proprement parler, la vérité et la fausseté appartiennent aux propositions» [°1132]. La principale question est donc, pour Locke, celle de la vérité de nos jugements.

1) Principe de solution. Tout en refusant à l'idée la qualité d'être vraie, Locke n'abandonne pas le critère cartésien de l'idée claire et distincte, essentiellement intuitive; car la proposition (ou jugement) n'étant autre chose que «la perception de la convenance ou disconvenance de deux idées» [°1133], la seule condition requise et suffisante pour avoir la vérité est que ce rapport de convenance ou disconvenance apparaisse clairement et distinctement à l'esprit. Locke ne met nullement en doute l'aptitude de notre esprit à exprimer la vérité, pourvu qu'il soit éclairé par l'évidence cartésienne. Tout revient pour lui à délimiter la portée des idées comparées et à apprécier la clarté de leur rapport.

Or il y a quatre espèces de rapports établis par nos jugements entre nos idées: l'identité ou diversité, comme dans les définitions; - la relation, comme dans un théorème sur l'égalité des triangles; - la coexistence ou connexion nécessaire, comme entre la substance et ses propriétés; - enfin l'existence réelle, comme dans l'affirmation: Dieu est. Tous ces rapports, si divers, seront vrais, à la seule condition d'apparaître clairement à l'esprit; mais ils n'ont pas en cela, même valeur. Locke examine cette valeur d'une façon fort touffue; pour éclairer sa marche, nous distinguerons deux problèmes: celui de la certitude, état subjectif qui accompagne ordinairement la possession de la vérité; et celui du réalisme, point de vue objectif où la vérité exige que nos pensées correspondent aux choses.

2) Les trois degrés de certitude. Nos jugements tirent leur certitude de trois sources: l'intuition, la démonstration, la sensation.

L'intuition qui est l'application parfaite du critère cartésien, donne pleine satisfaction: c'est le degré suprême de certitude et sur elle, dit Locke, «est fondée toute certitude et toute évidence de notre savoir... Car comment un homme pourrait-il s'imaginer capable de certitude plus grande qu'en sachant que l'idée qu'il a dans l'esprit est comme il la perçoit et que deux idées entre lesquelles il perçoit une différence, sont différentes et non identiques?» [°1134]

La démonstration fournit un second degré de certitude, proche du premier, car elle n'est qu'une succession de coups d'oeil intuitifs comme chez Descartes [§322], et pour qu'elle soit valable, chacun de ses degrés doit avoir une évidence intuitive [°1135]. Elle est inférieure cependant, parce qu'elle a besoin de la mémoire: on ne tient formellement la conclusion qu'en se rappelant les prémisses.

La sensation enfin, après nous avoir donné l'idée d'un objet extérieur comme représentation subjective, nous permet d'affirmer l'existence hors de nous de l'objet représenté: le sentiment intérieur que nous avons de cette existence paraît à Locke un motif suffisant de vérité, bien qu'au degré infime: «Pour moi, dit-il, je crois que dans ce cas-là, nous avons un degré d'évidence qui s'élève au-dessus du doute. Car je demande à qui que ce soit, s'il n'est pas invinciblement convaincu en lui-même qu'il a une perception différente, lorsqu'il regarde le soleil pendant le jour, et lorsqu'il pense à cet astre pendant la nuit» [°1136]. Mais ce troisième cas pose le problème de la valeur objective de nos sciences qui s'enchevêtre chez Locke avec celui du degré de nos certitudes: c'est le problème du réalisme.

3) Problème du réalisme. Selon Locke, nos idées et par conséquent nos jugements ont, par définition, une fonction représentative; cette représentation nous fait-elle connaître des objets réellement existants en dehors de nos idées? Locke n'en doute pas plus que Descartes, dont il adopte la théorie de l'idée claire. Mais il note des degrés dans le réalisme des diverses idées.

Seule l'intuition immédiate de l'existence en donne la pleine certitude, et elle se vérifie uniquement dans l'intuition du moi pensant: la conscience, en accompagnant chacun de nos faits intérieurs, constitue notre identité personnelle que nous connaissons indubitablement. Mais la critique faite plus haut de l'idée de substance impose des bornes à cette science. Nous avons une âme évidemment, et une âme pensante, puisqu'il existe une substance pour soutenir les accidents; mais la nature de cette âme nous est inconnaissable; nous ne pouvons donc rien dire de sa spiritualité ni de son immortalité et «nous ne serons jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non» car il est possible «que Dieu donne, s'il veut, quelques degrés de pensée à certain amas de matière qu'il joint ensemble, comme il le trouve à propos» [°1137]. Cette conclusion était d'autant plus plausible que Locke ne distingue jamais dans les faits de conscience l'aspect sensible de l'aspect spirituel; et dans cette perspective, si l'on peut conclure que les sensations sont spirituelles, on peut aussi affirmer que les intellections et volitions sont d'ordre sensibles [°1138].

Il y a aussi une certitude de démonstration: c'est celle que nous avons de l'existence de Dieu, prouvée par la causalité, idée reconnue valable, nous l'avons vu. En effet, «l'homme connaît certainement et clairement qu'il existe et qu'il est quelque chose»: perception interne immédiate. «Il connaît aussi par une certitude intuitive, que le pur néant ne peut pas plus produire un être réel qu'il ne peut être égal à deux angles droits». Donc, si quelque chose existe, «il est d'une évidence mathématique que quelque chose a existé de toute éternité», puisque «tout ce qui a eu un commencement doit avoir été produit par quelque chose». Mais «cet être éternel» étant la source et le principe de tous les êtres «doit être tout-puissant» et «tout intelligent» et par conséquent Dieu [°1139].

Cette démonstration est en soi excellente, mais à condition que notre idée de cause exprime autre chose qu'un simple fait d'expérience. Dans toutes les grandes philosophies réalistes, païennes ou scolastiques, le principe de causalité est admis en effet comme une loi de l'être [°1140], d'où la possibilité de s'élancer des créatures vers leur Auteur. Locke voudrait continuer cette tradition et il attribue à la réflexion, seconde source de nos idées, le pouvoir de saisir la valeur de cette notion de causalité. Mais en admettant cette valeur, la «réflexion» outrepasse les droits que lui concède l'empirisme initial si bruyamment affiché par l'Essai; ce n'est plus la constatation d'un fait d'expérience, mais celle d'une valeur ontologique et métaphysique, ce qui suppose une doctrine ferme sur la spiritualité de notre raison. Par désir de modération, Locke manque de rigueur doctrinale et admet une inconséquence que fera bientôt ressortir la critique de Hume.

Enfin, nous n'avons qu'une certitude de sensation pour l'existence du monde extérieur; et encore, cette certitude subit-elle diverses restrictions, conformément aux analyses précédentes. D'abord, les qualités corporelles que nous atteignons directement par les idées simples, n'ont pas toutes la même valeur. Seules les qualités premières existent formellement hors de nous comme nous les connaissons; les qualités secondes n'y sont que causalement, en ce sens qu'elles «sont produites en nous par l'impression que font sur nos sens divers mouvements de corps si petits que nous ne pouvons les apercevoir» [°1141]. Ensuite, nos idées complexes de substance, comme nous l'avons dit, ne peuvent nous faire connaître la nature d'aucune réalité corporelle déterminée; aussi, nos sciences ne portent-elles jamais sur les essences réelles; elles doivent se contenter des essences nominales, c'est-à-dire des collections stables d'idées simples distinguées par un nom commun. Celles-ci d'ailleurs ne sont pas formées arbitrairement; le groupement nous est imposé, dans les sciences physiques, par l'expérience; et dans les sciences morales, par l'usage et l'habitude universelle [°1142].

Locke est ainsi conduit à distinguer deux classes de sciences: les unes sont pleinement certaines, parce qu'elles n'envisagent que des relations évidentes entre les idées considérées comme dépendantes seulement de l'esprit: ce sont les mathématiques et aussi les sciences morales où les notions fondamentales sont des essences nominales (modes mixtes), ayant leur pleine valeur par convention; les autres dont la certitude est réformable, sont les sciences physiques: leurs conclusions, portant sur les groupements de phénomènes (essences réelles) et leurs lois, sont toujours soumises au contrôle de l'expérience.

D) Applications et corollaires.

§375bis). Les circonstances ont amené Locke à s'occuper de différents problèmes concernant la religion, l'éducation, l'économie et la politique. Sans être rigoureusement déduites de sa théorie sur l'entendement humain, ces doctrines s'y rattachent en s'inspirant des limites imposées à nos certitudes, et elles sont une application de la tendance générale vers la tolérance qui unifie tout le système.

1) Philosophie morale et religieuse. Bien que Locke n'ait pas écrit de traité d'éthique, il nous a laissé un certain nombre de théories assez logiquement liées à sa doctrine de la connaissance. Selon lui, les idées fondamentales de bien et de mal [°1143], et aussi celles des vertus et vices particuliers, sont élaborées à la façon des modes mixtes, en se fondant sur les moeurs de tel pays en tel temps: à ce point de vue, elles peuvent varier. Mais lorsqu'elles sont formées, nos jugements établissent entre elles des rapports pleinement évidents qui sont les règles morales; ainsi peut-on démontrer avec la même clarté qu'en mathématique, qu'un meurtre doit être puni. D'ailleurs, les deux colonnes de la morale, l'idée du moi personnel comme créature et celle de Dieu créateur, échappent à toute variation et, en les confrontant, on découvre avec évidence un ordre de relations nécessaires qui fondent un code de devoirs [°1144].

Cependant, cette science morale reste théorique; elle ne peut se présenter à notre volonté comme un devoir à observer librement, puisque, nous l'avons vu, l'analyse psychologique nous refuse cette liberté. Pour diriger notre vie, elle doit se transformer en motif efficace, et comme celui-ci est avant tout l'insatisfaction, la crainte de la souffrance, le meilleur moyen d'assurer l'observation des lois divines et humaines est de les enseigner en insistant sur les sanctions attachées à leur infraction. - D'ailleurs, notre devoir envers Dieu ne dépasse pas la religion naturelle. Locke n'admet qu'un «christianisme raisonnable», et il veut pour tous les cultes positifs la plus large tolérance, sous réserve cependant des droits de l'État.

2) Pensées sur l'éducation. Locke a écrit ces «Pensées sur l'éducation» pour le fils du Comte de Shaftesbury; il s'y inspire avant tout de son idéal libéral. Il faut respecter dans l'enfant la spontanéité de la nature sans le soumettre à une formation despotique qui semble transformer la vie des maisons d'éducation en «esclavage de galériens». C'est pourquoi l'éducation privée est préférable à la formation commune des collèges. En tout cas, il faut absolument bannir l'emploi des coups et des contraintes excessives [°1145]. On retrouve des idées semblables dans l'Émile de J.-J. Rousseau [§451].

3) Doctrines juridiques et économiques. Pour connaître la société, il convient d'étudier les individus qui la composent, de même qu'on apprécie une idée complexe en analysant les idées simples qui la forment. Or l'homme dans l'état de nature n'est pas un être amoral, comme le voulait Hobbes; il possède de vrais droits. Le droit, selon Locke, n'est rien d'autre que le pouvoir de faire ce qui nous est utile; à l'analyse, il apparaît comme un autre nom donné à la liberté, dans le sens où elle appartient, comme nous l'avons dit, à notre activité volontaire.

Nous avons d'abord un droit naturel sur notre propre personne, sa conservation et son développement. De là découle notre droit sur notre travail et l'ouvrage de nos mains; et tel est le fondement du droit de propriété. Si l'on s'approprie légitimement un bien «nullius», c'est que l'occupation est un véritable travail; on ne peut posséder un champ que dans la mesure où on peut le labourer et le faire fructifier; bref, c'est le travail seul qui est l'origine de la propriété et qui en reste la règle et la limite [°1146]. Enfin, les parents ont un droit naturel sur leurs enfants, car la famille est elle-même une institution naturelle.

Locke estime ces doctrines solidement démontrées, sans admettre évidemment des lois ou principes moraux innés, mais en examinant les idées que nous nous formons de notre nature et de ses activités; elles se déduisent en particulier des rapports entre le Créateur et les créatures, en sorte que la croyance en Dieu en est le dernier fondement.

4) Système politique. Pour Locke comme pour Hobbes et pour Rousseau, l'origine de la société est un contrat consenti entre citoyens; mais ce contrat n'est, ni la source de tous les droits, car il les suppose au contraire, ni leur abandon total entre les mains de représentants, car il a pour but d'en garantir le plein exercice en mettant en commun les forces dont chacun dispose. C'est pourquoi, le contrat social comporte l'abandon du seul droit de coercition ou de punition. Chaque citoyen considéré isolément pourrait défendre ses droits, même par la violence; mais ce but sera bien mieux réalisé au moyen d'une organisation commune qui, par ses lois, établira les règles de la paix sociale, les fera exécuter par son autorité et résoudra les cas douteux, en évitant les querelles et les guerres privées.

De cette notion fondamentale, Locke tire tout son système de politique libérale et de tolérance. La société, pour atteindre sa fin, doit, comme nous venons de l'établir, jouir du triple pouvoir, législatif, exécutif et judiciaire. Mais ces trois pouvoirs ne peuvent légitimement être concentrés dans les mains d'un seul, qui les exercerait comme s'il les recevait directement de Dieu, ou comme s'il possédait la domination absolue sur ses sujets. Au contraire, ces pouvoirs viennent du peuple, et celui-ci conserve toujours la faculté de reprendre ce qu'il a concédé; il a le droit de faire une révolution si l'État ne garantit plus l'exercice de ses droits naturels. C'est pourquoi, la meilleure forme politique est la monarchie tempérée où les trois pouvoirs sont aux mains de personnes différentes, tandis qu'une loi fondamentale établit leur coordination. C'est la condamnation de la royauté absolue de droit divin et du despotisme cher à Hobbes, et la justification de la royauté constitutionnelle établie en Angleterre par la révolution de 1688.

L'État et l'Église, selon Locke, ayant leur mission propre, doivent être entièrement séparés; chacune des deux sociétés légifère et agit en pleine indépendance. Nous savons d'ailleurs que les vérités dogmatiques nous sont inaccessibles: c'est le champ de la foi et des opinions libres où la plus large tolérance est de règle. L'État cependant conserve le droit d'interdire et de poursuivre tout ce qui porterait atteinte à ses pouvoirs; c'est pourquoi, il ne doit pas tolérer l'athéisme, car la croyance en Dieu est le fondement de toute loi morale et sociale; il proscrit de même la religion catholique romaine qui soumettrait ses sujets à une puissance étrangère.

La théorie de Locke, quoique d'esprit oppose a celle de Hobbes, aboutit donc aux mêmes erreurs par une égale méconnaissance des droits de l'Église [§368, D, (4)]. Nous la retrouverons pour l'essentiel dans la doctrine de J.-J. Rousseau, par l'intermédiaire duquel elle a inspiré longtemps la politique des démocraties [§453].

CONCLUSION. - Locke nous apparaît comme un penseur de juste milieu dont les doctrines sont unifiées, moins par un principe puissamment conçu d'où se déduirait logiquement l'explication de tous les aspects du réel, que par une direction d'ensemble, pratique et modérée, assez habituelle au tempérament anglais. Trop respectueux du bon sens et de la tradition pour mettre en doute les grandes vérités sur Dieu, l'âme et le monde; trop effrayé des excès du fanatisme pour ne pas condamner l'intuition; trop préoccupé des études positives pour quitter les solides données de l'expérience; mais aussi, trop ami de la raison et du renouveau scientifique et philosophique de son temps pour ne pas accueillir avec empressement l'esprit de Descartes, il ne professe qu'un semi-empirisme, équilibré par un semi-rationalisme. Cette modération même fit son succès au XVIIIe siècle: il fut spécialement l'inspirateur des philosophes de l'encyclopédie en France, d'autant plus que son rationalisme ennemi de tout surnaturel continuait la tradition de l'esprit moderne.

Cependant, si Locke au point de vue philosophique n'est pas de la race des grands génies, il eut le mérite de reprendre un des problèmes dont l'élaboration fait l'honneur de la philosophie moderne: celui de la valeur de notre connaissance. Il est en cela le véritable continuateur de Descartes dont il adopte la méthode avec ses deux postulats: la position idéaliste du problème critique, et la valeur de notre entendement pour atteindre le réel. Mais il fait oeuvre personnelle en dénonçant un grave défaut de la solution cartésienne: son dédain injustifié pour l'expérience sensible. Locke rétablit la grande loi de notre intelligence abstractive: toutes nos sciences viennent des sens [°1147]. Mais, passant à l'excès opposé, il opte résolument pour l'EMPIRISME; et si lui-même n'en dégage pas encore toutes les conséquences, c'est en réfléchissant sur les analyses de son «Essai» que Berkeley et Hume vont réaliser ce développement doctrinal.

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