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Précis d'histoire de philosophie (§682 à §694)

3. - Métaphysique de l'action. La philosophie religieuse de M. Blondel (1861-1948).

b184) Bibliographie spéciale (Maurice Blondel)

§682). Dans le mouvement vers la métaphysique au XXe siècle, on voit se dessiner deux orientations différentes pour se libérer des entraves kantiennes et positivistes; on peut les appeler la voie de l'esprit et la voie du sentiment. La première est celle des idéalistes et des philosophes de l'essence comme Husserl; elle s'épanouira dans l'intellectualisme du néothomisme en passant comme par une transition par le néo-augustinisme. La seconde s'apparente à la philosophie de la vie, car elle manifeste, elle aussi de la défiance à l'égard de la raison abstractive comme source de sagesse philosophique, ainsi qu'on le voit chez les existentialistes, chez N. Hartmann et chez Häberlin. Elle engendre la Philosophie religieuse, prise non pas au sens d'une théorie qui interprète le phénomène religieux ou en juge la valeur de vérité, mais comme l'oeuvre de penseurs qui cherchent dans - la foi religieuse la source de cette vérité qu'ils désespèrent de trouver par la raison. Kierkegaard et les existentialistes chrétiens en sont déjà des exemples; plusieurs autres méritent d'être signalés ici. Mais ce ne sont que des précurseurs: le représentant le plus notable est incontestablement Maurice Blondel dont nous donnerons l'itinéraire philosophique, avant d'indiquer les traits essentiels de sa Philosophie de l'Action.

A) Précurseurs au XIXe siècle.

§683). Citons trois représentants de la philosophie religieuse: en Suisse, en Allemagne, en Angleterre.

Charles SECRÉTAN (1815-1895) le philosophe suisse, auteur de La Philosophie de la liberté (1848-1849), assigne comme tâche à la raison de défendre et de justifier les vérités qu'elle ne peut découvrir elle-même, mais que la foi lui fournit; et il pense que l'unique moyen d'éviter le panthéisme est d'affirmer l'absolue liberté de Dieu, comme source explicative de tout.

Rudolf EUCKEN [b185] (1846-1926) surtout, trouve dans la religion la base de sa philosophie de la vie. Selon lui, le monde de l'expérience sensible, même après les brillants succès de la culture moderne, nous laisse insatisfaits, car chaque acte de connaissance affirme une vie de l'esprit qui a des exigences plus profondes: il suppose un monde nouveau, peuplé de réalités éternelles et immuables, et donc, doué de possibilités infinies. Mais ce monde supérieur est inaccessible à la raison conceptuelle; on l'atteint par ce que Eucken appelle la méthode noologique. Cette méthode n'est pas celle de la psychologie positive qui ordonne de purs phénomènes de conscience; ni celle de la métaphysique abstractive qui laisse échapper, à son avis, le réel; elle est une sorte de réflexion intuitive sur le fait de notre vie mentale; et, en la préconisant, Eucken s'engage résolument dans la «voie du sentiment» pour découvrir ce qui donne un sens et une valeur à la vie.

Or, le monde éternel découvert par cette méthode est précisément celui qu'affirme toute religion, en sorte que la raison d'être et le rôle du sentiment religieux est de répondre aux aspirations profondes de notre vie spirituelle. Mais il ne faut pas se contenter de la religion commune, n'affirmant qu'un vague «au-delà» suprasensible: son idéal risquerait d'être étouffé par l'attrait de la culture matérielle. Il faut s'attacher aux religions caractéristiques, c'est-à-dire aux grandes religions historiques dont les fondateurs, parmi lesquels Jésus-Christ a le premier rang, ont su, par une expérience plus riche et plus haute de la vie de l'esprit, fixer le sens des réalités éternelles; et c'est par leur intermédiaire, et nullement par raisonnement, que nous obtenons la conviction de l'existence de Dieu.

Eucken se croyait plus qu'un philosophe: le guide de ses contemporains travaillés par le besoin de l'absolu. Il les conduit en effet dans la direction du vrai Dieu; mais il reste imbu de rationalisme. Pour lui, toutes les religions s'expliquent sans révélation surnaturelle, et leur valeur se mesure à leur aptitude à répondre aux besoins de la vie de l'esprit. Il en est autrement d'un autre penseur, attiré lui aussi par le problème religieux mais qui, fidèle à la grâce, sut conquérir la pleine lumière catholique.

J.-H. NEWMAN [b186] (1801-1890) est le plus célèbre des protagonistes du «Mouvement d'Oxford» qui, à partir de 1833, réveilla puissamment la ferveur de l'Église protestante d'Angleterre. Logique avec ses doctrines, il se convertit au catholicisme en 1845 et consacra son talent à la défense de l'Église. Il est donc avant tout un moraliste et un apologète catholique; mais il l'est d'une façon très personnelle et qui s'inspire d'une philosophie religieuse voisine du pragmatisme et de la philosophie de l'action de Blondel.

Ce qu'il expose avant tout, c'est l'histoire de sa propre expérience religieuse, parce qu'il la juge capable d'éclairer ses contemporains et de les conduire à la vérité. Né au sein d'une société chrétienne et ayant acquis de bonne heure, par sa vie intérieure intense, une sorte de conviction expérimentale de l'existence de Dieu, mais du Dieu de la Foi surnaturelle que nous révèle l'Évangile, il montre que, si l'on cherche la société religieuse ayant actuellement conservé une vie authentiquement inspirée du message évangélique, on ne trouve que l'Église catholique romaine.

Ainsi, le critère de vérité qui le guide n'est pas d'ordre intellectuel; il suppose proprement, selon l'expression de Bremond, le «primat de la conscience», celle-ci étant la «loi divine, règle suprême de moralité, appréhendée par chaque âme individuelle» [°2040]. Selon Newman, une doctrine religieuse n'est vraie ou digne de notre assentiment que si elle répond pleinement à cette voix de la conscience. Mais il y a deux sortes d'assentiment, comme le montre en particulier la Grammar of assent: Le premier appartient à la connaissance abstraite, fruit des raisonnements de l'intelligence spéculative; la connaissance qu'il donne est comme plaquée du dehors, irréelle et sans efficacité sur la conduite. L'autre est l'assentiment réel (real assent) qui est une adhésion vécue à la vérité, engageant toute l'existence; il est une sorte d'expérience de la doctrine proposée, une conviction selon laquelle on est décidé à vivre, et telle est proprement la foi religieuse. Et puisque cette expérience, cet «assentiment réel» conforme à l'évangile ne se réalise pleinement que dans l'Église catholique, elle seule est la véritable Église du Christ.

On ne pourrait, au moyen de ce critère et de cette méthode, proposer une explication philosophique de l'univers, sans adopter un pragmatisme anti-intellectualiste insoutenable, car le critère de vérité n'y serait plus l'évidence objective, mais l'aptitude de la doctrine à favoriser notre vie. Mais Newman n'a jamais rien tenté de tel. Il a voulu seulement, en penseur concret, indiquer une voie, la sienne, capable de conduire à la pleine vérité religieuse [°2041], et il faut reconnaître que pour beaucoup de modernes aspirant à dépasser le positivisme par la «voie du sentiment», elle est une des plus accessibles. Elle se continue par l'effort plus rigoureusement philosophique de Blondel.

On peut enfin citer comme précurseurs immédiats GRATRY [b187] (1805-1872), qui parle d'un sens de l'Infini, seul capable de connaître Dieu; et Léon OLLÉ-LAPRUNE [b188] (1839-1899), maître de Blondel, auteur de La Certitude morale (1880) où il montre la collaboration nécessaire de la volonté avec la raison pour atteindre le vrai.

B) L'itinéraire philosophique de M. Blondel.

§684). De naissance et d'éducation foncièrement catholiques, Maurice Blondel se proposa d'élargir le champ de la philosophie, restreint alors dans l'Université française à un domaine purement laïc, imbu d'idéalisme et de positivisme. Puisque les philosophes, en Allemagne et en Angleterre, avaient le droit de soumettre la vérité religieuse à leur réflexion, le philosophe français devait-il avoir, à son avis, le droit de prendre comme objet de sa pensée la religion traditionnelle toujours vivante autour de lui: le catholicisme. Et comme il voulait, tout en maintenant ouvertement ses convictions religieuses, trouver un terrain de rencontre avec les penseurs modernes, il choisit l'enseignement officiel de la philosophie.

On peut distinguer trois étapes dans la réalisation de ce dessein: le programme de l'Action, un temps assez long de réflexion et de maturation, l'épanouissement final des grands ouvrages de la Trilogie.

1) La première «Action». En 1893, M. Blondel défendit brillamment en Sorbonne sa thèse de doctorat en philosophie sur «L'Action». Celle-ci parut avec un chapitre complémentaire où l'auteur «essayait d'indiquer comment le problème de l'agir est solidaire du problème de l'être et du connaître» et même comment ces trois problèmes appellent la Religion surnaturelle du Christ [°2042]. C'était déjà plus qu'un programme, c'était un premier exposé synthétique de la philosophie blondélienne en ce qu'elle a de plus original, et l'art de la présentation relevait encore la nouveauté du message. La thèse eut un retentissement profond dans les deux camps, rationaliste et catholique, mais d'abord, sans manquer de précieuses approbations, elle souleva plutôt de nombreuses objections. C'est qu'elle abordait franchement le point le plus délicat, celui où la sagesse rationnelle du philosophe rejoint les lumières de la Foi et la sagesse surnaturelle du théologien pour résoudre le problème de notre destinée humaine. L'aventure de Blondel fait songer à celle de Siger de Brabant au XIIIe siècle et à celle de Descartes au XVIIe. Mais notre philosophe se distingue nettement de ses deux devanciers [°2043] en un point capital: au lieu de construire une philosophie indépendante de la Foi et possédant sa vérité propre de façon complète, il la conçoit comme liée à la religion catholique, si bien qu'elle reste incomplète tant qu'elle ne s'achève pas dans la Révélation.

Ce qui explique cette position, c'est qu'il donne à la philosophie la tâche fondamentale (et même unique) de résoudre le problème de la destinée humaine. Par là, il retrouvait la conception que se faisaient les Pères de l'Église, spécialement saint Augustin, de la philosophie comme «Sagesse»; mais en même temps il rejoignait le grand courant moderne des philosophes de la vie, surtout les existentialistes dont toute la doctrine se ramène à expliquer l'existence personnelle de l'homme, «créée» par le choix libre de sa destinée. Ce que G. Marcel, peut-on dire, réalisait dans le silence de ses méditations qu'on trouve consignées dans son Journal métaphysique, M. Blondel voulait l'accomplir en un franc dialogue avec la libre pensée du haut de la chaire de philosophie de l'Université laïque. C'est pourquoi, il a toujours énergiquement revendiqué pour sa doctrine le titre de «Philosophie» au sens moderne d'une explication du monde et de la vie humaine accessible aux lumières naturelles de notre raison, et, en ce sens, il se dit défenseur du rationalisme, au même titre que tous les philosophes laïcs; mais avec l'intention de leur démontrer que l'authentique «rationalisme» n'exclut pas le catholicisme, mais au contraire l'exige et y conduit.

Ce but, et les moyens rationnels pour l'atteindre, étaient clairs pour Blondel, mais sa thèse de l'Action ne les présentait pas avec la même clarté; on pouvait y voir une apologétique en faveur du catholicisme; ou, à l'opposé, un essai téméraire pour ramener l'enseignement révélé aux limites de la raison. Les objections se concrétisèrent, d'un côté, par la menace d'une condamnation de l'Action par l'autorité ecclésiastique; et de l'autre, par le refus d'une chaire de philosophie opposé à la demande de Blondel par M. Liard, chef de l'Université. C'est ce qui détermina la seconde étape qui se prolongea quarante ans.

§685). 2) Réflexion et transition (1893-1933). À la menace de condamnation, Blondel répondit en interdisant la réimpression de la première Action (épuisée dès la fin 1894) jusqu'à sa refonte; et à l'ostracisme officiel qui dura deux ans, il opposa son droit de penseur libre, en rectifiant les interprétations erronées qu'on faisait de sa pensée. Il faut signaler d'abord la Réponse au compte rendu de sa thèse publiée dans la Revue de Métaphysique et de morale en 1894; il y montrait «que ce n'est pas en repoussant, c'est en développant le rationalisme, et en employant sa méthode» qu'il voulait réconcilier la philosophie avec la vérité religieuse [°2044]. Puis il complète ses explications en une longue Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l'étude du problème religieux, publiée en 1896 dans les Annales de philosophie chrétienne, en six livraisons. Il y explique en particulier comment son point de vue n'est pas une apologétique, mais une philosophie pure; et comment son point de départ n'est pas seulement l'état d'âme d'un bon chrétien vivant de la grâce divine, mais celui d'un incroyant, d'un athée même, en qui, malgré tout, subsistent «des points d'insertion» qui appellent le surnaturel. Son bon droit fut enfin reconnu: nommé d'abord Maître de conférences à la Faculté des Lettres de Lille, il obtint la chaire de philosophie d'Aix-en-Provence.

La réflexion de Blondel se manifeste alors en divers articles de revue ou en études de détail, dont les principales sont: Principes élémentaires d'une logique de la vie morale, contribution au Congrès international de philosophie de Paris en 1900; complétée par une étude sur Le Point de départ de la recherche philosophique (1906), où la primauté de la destinée humaine, comme source de valeur pour la logique de l'être et de la vérité, est nettement affirmée. En 1921, la contribution à l'ouvrage collectif: Le Procès de l'intelligence développe longuement la même idée maîtresse, en s'efforçant de l'appuyer sur la théorie de saint Thomas qui complète l'abstraction par une forme de «connaissance par connaturalité». Le Problème de la Philosophie catholique (1932) traite le même thème, en reprenant la Lettre publiée dans les Annales en 1896 pour en préciser certains points, mais en restant fidèle à son intention fondamentale.

§686). 3) L'épanouissement de la Trilogie (1934-1937). C'est alors qu'ayant atteint l'âge d'une retraite studieuse, M. Blondel jugea le moment venu de publier in extenso sa «Philosophie», jaillie comme une synthèse juvénile en sa thèse de l'Action de 1893. Il le fit en une Trilogie de 5 vol.: La Pensée (2 vol.); L'Être et les êtres (1 vol.); L'Action (2 vol.) où la thèse primitive est complètement refondue. Le tout est complété par des études sur La philosophie et l'Esprit chrétien (3 vol.); mais en ces derniers ouvrages, la réflexion du philosophe se porte directement sur les mystères révélés en s'en tenant à leur égard, et certes avec raison, à la règle d'infaillible vérité de l'Église catholique; et la question se pose: s'agit-il encore de philosophie au sens propre?

La «Trilogie» d'ailleurs soulève déjà le problème en démontrant la nécessité d'un complément surnaturel à la philosophie: n'est-ce pas là plutôt le rôle de la science apologétique, appelée aussi Théologie fondamentale? Celle-ci est proprement l'application au «donné révélé» des règles d'une saine critériologie telle que les établit la philosophie en sa fonction de sagesse; le critère suprême de vérité doit, certes, s'appliquer à toutes les croyances certaines réputées vraies, même en matière religieuse; mais celles qui relèvent de la Foi catholique posent un problème tout à fait spécial, car ici, le Témoin de la vérité, c'est Dieu qui nous parle, soit par ses Prophètes, soit par lui-même dans l'Évangile de Jésus-Christ. Établir par des preuves qui donnent l'évidence rationnelle, que ce Témoin possède la science et la véracité et qu'il nous a parlé en fait: tel est le programme de l'Apologétique, que les uns rattachent à la Théologie, parce que c'est du «donné révélé» qu'elle critique la valeur; et les autres, à la philosophie, parce que c'est une évidence rationnelle qu'elle établit à l'égard des motifs de crédibilité.

De toute façon, ce programme n'est pas celui de la philosophie et il faut approuver Blondel de distinguer les deux disciplines. Mais la philosophie qu'il nous présente dans la Trilogie - et qu'il convient d'exposer, puisqu'elle est sa pensée définitive - se distingue-t-elle en fait d'un programme d'apologétique? Il n'est pas aisé de le voir, car en concevant l'oeuvre apologétique comme relevant de l'évidence rationnelle, on pourrait la rattacher à la morale naturelle dont le problème central est celui de notre destinée, dans laquelle nos devoirs envers Dieu tiennent une place éminente. Dès lors, le devoir d'accueillir la Foi catholique pour en faire la règle de notre vie morale devient une thèse et d'apologétique philosophique et de philosophie morale, quand l'une et l'autre sont placées devant le fait historiquement prouvé de la Révélation divine.

Mais peu importe au fond cette incertitude de classification. Il reste que la réflexion rationnelle sur notre destinée constitue vraiment un problème philosophique: tous les historiens l'admettent quand il s'agit de l'existentialisme ou des morales païennes stoïciennes, épicuriennes, platoniciennes: pourquoi le nier quand il s'agit d'un penseur catholique, plus apte que tout autre à atteindre en ce domaine la vérité objective? En procédant de la sorte, Blondel construisait, certes, une philosophie chrétienne et même, comme il dit, «catholique». Mais c'était d'abord une philosophie qui mérite sa place en notre histoire.

Elle a évolué entre son premier élan et son épanouissement: elle s'est enrichie en des points importants. Pour la caractériser, on peut procéder de deux façons: ou bien insister sur le terme, sans cesse poursuivi, d'une adaptation parfaite à la vérité catholique, et l'on souligne sa valeur au risque d'estomper ce qu'elle a d'original; ou bien mettre en relief cette originalité de son intuition fondamentale à laquelle elle veut rester fidèle jusqu'au bout mais qui s'affirme mieux dans son élan primitif. Nous prendrons la seconde méthode plus conforme au but de notre Histoire qui est d'indiquer pour chaque penseur le rôle propre qu'il a joué dans l'exploitation du patrimoine commun de la «Philosophia perennis».

À ce point de vue, M. Blondel est bien un «moderne» qui présente à sa manière sa philosophie complète, et l'intuition fondamentale dont elle procède peut, semble-t-il, s'exprimer ainsi:

La vraie philosophie consiste à résoudre le problème essentiel de la destinée humaine, en dégageant par une méthode rationnelle adaptée, toutes les exigences réellement vécues par l'homme en son Action proprement humaine; puis, en fonction de cette solution, à expliquer tous les aspects de l'univers.

Cette intuition nous invite à exposer d'abord la méthode blondélienne pour l'appliquer soit à la philosophie spéculative, soit à l'«Action».

C) Méthode d'immanence blondélienne: Dialectique d'implication et d'intégration.

§687). Toute méthode est déterminée par son but, puisqu'elle n'est qu'un ensemble de règles destinées à y conduire. En philosophie, le but est de donner par les lumières de la raison la dernière explication de toute chose, y compris de l'homme et de sa destinée: c'est ce dernier problème qui tient chez Blondel la première place et polarise tous les aspects de la méthode [°2045]. D'où son aspect général: c'est une méthode d'immanence, telle qu'on la trouve chez les modernistes [§583] mais notre auteur la comprend de façon très personnelle au double point de vue négatif et positif.

Négativement, il la distingue explicitement d'autres méthodes voisines:

a) Elle n'est pas une méthode critique comme celle de Kant qui ne donne à la connaissance métaphysique de l'âme et de Dieu qu'une valeur de croyance.

b) Elle n'est pas idéaliste ou «à priori» comme celle de Hegel qui part de l'idée pour atteindre le réel.

c) Elle n'est pas phénoménologique au sens purement descriptif: elle porte, non sur ce qui apparaît, mais sur ce qui «est».

d) Elle n'est pas intuitive enfin, ni comme celle de l'idée claire (Descartes) qui aboutit à l'idéalisme, ni comme celle de Bergson qui dépouille indûment de toute valeur philosophique la connaissance par concepts.

e) Mais elle n'est pas non plus abstractive, parce qu'elle suppose une autre conception de notre intelligence que celle d'Aristote [§689]: aussi présente-t-elle un renouvellement complet des classifications et des procédés traditionnels de la logique scolastique.

Positivement, c'est une méthode d'intégration, d'implication, de dialectique.

1) Méthode d'intégration: ramenant la philosophie à sa fonction la plus haute: la métaphysique, elle rencontre pourtant trois problèmes: ceux de la pensée, de l'être, de l'action; et elle les résout, non pas séparément, mais en fonction les uns des autres, parce qu'ils s'éclairent mutuellement, de telle sorte que la solution du problème de l'action qui est celui de notre destinée, donne son sens et sa valeur définitive à la solution des deux autres.

2) Méthode d'implication (ce qui assure son réalisme). En chaque problème, surtout celui de l'action prise au sens de notre vouloir conscient et libre, nous touchons l'être réel, mais d'abord d'une façon globale et superficielle. Il s'agit donc d'analyser un fait bien choisi pour en distinguer tous les aspects; de le voir en profondeur pour en dégager tout ce qui y est impliqué. Et il faut prendre ce mot dans tous ses sens possibles: implication logique ou réelle, dégagée par raisonnement ou par expérience; implication passive ou dynamique, la première du côté des causes ou conditions préexistantes qu'on subit, la seconde du côté des effets qui vont naître, etc. Ce dévoilement part du réel et y reste; il engendre un troisième caractère:

3) Méthode dialectique. La dialectique exprime le mouvement de l'esprit qui est entraîné à passer d'une vérité à une autre; ici, c'est le mouvement même du réel qui entraîne celui de l'esprit; car, ce que nous observons, c'est l'agir qui est un progrès continuel; et ce caractère reflue sur les deux autres problèmes de la pensée et de l'être considérés en fonction de l'action. Partout, l'objet observé se manifeste comme incomplet, tendant vers sa perfection; et il ne peut être bien connu que par une définition génétique, indiquant le sens de son progrès: la méthode dialectique pourrait aussi s'appeler «génétique».

Blondel insiste sur cette incomplétude qui affecte tout être contingent et surtout notre action humaine; c'est là surtout qu'il découvre, en dégageant ce qu'elle implique, le secret de notre destinée. À ce point de vue, sa méthode acquiert un nouvel aspect: celui d'une expérimentation affective et personnelle. Cette philosophie, en effet, centrée sur l'action, n'est plus seulement une spéculation ni un programme général de vie: c'est une pédagogie, une sagesse dans le sens de principe efficace pour réaliser sa destinée. La dialectique commence par indiquer une orientation, mais la meilleure méthode pour en éprouver la valeur, c'est de s'y engager et d'expérimenter que l'on s'approche du but: Quand il s'agit d'une vérité concernant le but de la vie, ce rôle de l'expérience (ou de l'action vécue) est important: c'est en vivant cette doctrine qu'on en voit l'évidence. On retrouve ici la méthode morale de purification prônée par Platon et saint Augustin; ou encore; la conception des anciennes écoles philosophiques, comme celle des pythagoriciens, qui se constituaient en sectes religieuses. À la limite, cet aspect de la méthode blondélienne transformerait la philosophie en doctrine ascétique et en école de spiritualité.

Cependant Blondel n'a pas voulu «passer à la limite»: il a évité la confusion en arrêtant sagement l'application de sa méthode à une «philosophie» relevant des forces de la pure raison humaine dont le rôle, à son avis, n'est pas de construire une religion positive, à la manière d'A. Comte, mais de nous conduire vers celle qui existe, jusqu'au seuil du Temple qu'elle constitue. Là, elle se doit d'avouer son impuissance à y pénétrer tout en proclamant, comme son évidence suprême, que c'est un devoir pour tout homme raisonnable d'y entrer. Tel est le vrai sens et l'originalité de sa philosophie et de la méthode qu'il lui a parfaitement adaptée; nous la comprendrons mieux en l'appliquant au double domaine de la spéculation et de l'action.

D) Philosophie spéculative: La Pensée et l'Être.

§688). Il faut dire que l'action de l'homme sous la forme de volonté libre présuppose comme conditions: son être humain, formé de corps et d'âme, et sa vie pensante: deux présuppositions importantes en philosophie.

1) La Pensée. En appliquant sa méthode d'intégration et d'implication, Blondel commence par étudier la pensée, avec comme programme: «découvrir et voir rattachées les unes aux autres les conditions intelligibles qui précèdent, accompagnent, soutiennent et portent vers leur fin toutes les pensées constituant le monde de la nature et de l'esprit, constamment solidaires en notre représentation, et peut-être aussi en leur réalité profonde» [°2046]. Il en trouve donc des manifestations dans le déterminisme du Cosmos poussé vers un mouvement ordonné, dans la spontanéité de la vie organique des plantes, et plus encore dans le psychisme des animaux auxquels pourtant il refuse la conscience «qu'on ne peut avoir, dit-il, si on n'a pas conscience de soi, et on ne peut avoir conscience de soi, si on n'a pas conscience d'un transcendant» [°2047]. Mais c'est en nous, évidemment, que se montre clairement la «pensée pensante» et qu'on peut analyser les conditions de son développement: elle réalise ce progrès en luttant contre les résistances du milieu, en inventant des signes pour se manifester, en s'élevant aux principes premiers grâce auxquels elle participe à l'absolu, affirmant ainsi sa supériorité et une sorte de transcendance.

En cette description riche, mais touffue, qui reviendra sous un autre point de vue dans l'analyse de l'Être, il faut souligner comme spécialement caractéristique de notre pensée selon Blondel, une dualité qu'il appelle d'abord pensée noétique et pneumatique, distinguant la première comme analytique, abstractive, rétrospective, la seconde comme synthétique, concrète, prospective; mais il en trouve les traces en de nombreux philosophes: chez les scolastiques, c'est «ratio» et «intellectus»; chez Spinoza, la connaissance du premier et du deuxième genre; chez Pascal, l'esprit géométrique et l'esprit de finesse; chez Newman enfin, il trouve une distinction qu'il adopte et développe: la connaissance notionnelle et réelle, distinction fondamentale en sa psychologie et qu'il faut bien comprendre.

§689). a) La connaissance notionnelle est celle dont l'oeuvre propre est «la fabrication des concepts abstraits»; mais Blondel, qui attribue cette connaissance à toute philosophie de type classique, et donc à la philosophie scolastique qu'est le thomisme [°2048], la comprend surtout, semble-t-il, sur le modèle des concepts dont usent les sciences modernes, à commencer par les sciences mathématiques dans lesquelles la logique d'Aristote s'applique parfaitement au deuxième degré d'abstraction, par exemple aux figures géométriques clairement définies et rangées en genres et espèces. Mais les modernes ont procédé de même dans les sciences physiques (1er degré d'abstraction) devenues plus tard physico-mathématiques, et les concepts ainsi obtenus: comme ceux de photon, électron, volt, ampère, atome, etc. sont beaucoup plus déficients pour exprimer le réel, non seulement parce que, étant abstraits, ils ne prennent qu'un aspect du réel (cette limite se retrouve aussi dans le concept philosophique) mais de plus, parce qu'au lieu d'exprimer uniquement ce qui apparaît avec évidence dans l'expérience, ils sont construits à partir de certaines hypothèses et en fonction de renseignements limités fournis par les instruments requis à la constitution des unités de base [PDP §915-916]. Il y a là un travail considérable, relevant de la critériologie, nécessaire pour fixer la vraie valeur de vérité des définitions abstraites et des lois en sciences «notionnelles» modernes. Blondel ne l'a pas fait. Il semble avoir plutôt étendu cette déficience des «notions scientifiques» à toutes les notions abstraites des philosophies classiques: elles souffrent, selon lui, d'une double limite: a) celle de ne prendre qu'une partie du réel et ainsi d'être incapables de fournir jamais une connaissance adéquate, directe et totale, de ce qui est et de ce que nous sommes; b) celle de remplacer l'objet réel par une image construite, au moins en partie et, en cela, subjective, et qui fait écran à la saisie exhaustive de ce qui est.

Mais en même temps il en résulte une double utilité qui en fait la valeur: d'abord, notre connaissance s'épure par l'abstraction comme en un filtre, et devient claire et distincte, éliminant toute confusion, équivoque et obscurité. Ensuite, par son aspect constructif, la connaissance notionnelle nous révèle notre originalité spirituelle, notre domination sur les objets, dont elle ne subit pas l'empreinte à la manière d'une matière inerte ou d'une «tabula rasa», mais qu'elle transcende en les assumant et en les organisant.

b) La connaissance réelle de son côté, est celle qui nous permet de communiquer ou de communier du dedans avec les êtres ou les personnes et ainsi d'en juger avec rectitude, antérieurement ou par-delà tout système élaboré de concepts. C'est proprement la connaissance par connaturalité dont parle saint Thomas, et déjà Aristote, suivant lequel «le chaste juge par connaturalité des choses de la chasteté». On la trouve à des titres divers dans le bon sens, le tact, les clairvoyances de l'amour et des passionnés, et aussi celles des hommes amoureux de leur métier, enfin dans les vues synthétiques du génie, de la sagesse et de la contemplation mystique. - On pourrait expliquer ces divers cas de connaissance intellectuelle par les lois de la vie affective qui y interviennent [PDP §717]. Blondel en montre plutôt la valeur en la comparant à la connaissance notionnelle et à l'action.

1) Rapports avec la connaissance notionnelle. La connaissance réelle trouve son champ d'application soit avant l'abstraction, dans les appréciations spontanée d'ordre sensible et affectif qui touchent à l'instinct, soit surtout après, lorsque le travail de précision conceptuelle, entrecoupé de contacts affectifs avec le réel, a préparé une vue d'ensemble plus exhaustive, à la fois plus large et plus pénétrante, du réel.

Ces deux connaissances, loin de s'exclure et de se remplacer, sont complémentaires: l'une a besoin de l'autre pour former ensemble la connaissance parfaite exprimant la vérité intégrale: l'une est claire, précise, universelle en droit (une notion comme celle de l'être s'applique à tout sans exception); l'autre nous livre le réel concret, en nous d'abord, puis dans l'univers, y compris Dieu, en sa réalité individuelle, personnelle. Mais leur union qui aboutirait à la «Vérité» au sens plénier d'une «science adéquate au réel total», est un idéal qui, en fait, selon Blondel, s'avère pour nous inaccessible et la philosophie nous conduit jusqu'au seuil d'un au-delà surnaturel qu'elle ne peut atteindre.

Notre connaissance est donc une dialectique, un progrès, une tendance vers l'idéal; elle y est poussée par l'alternance de ses deux formes complémentaires. Blondel énumère six degrés qui dévoilent six aspects de la connaissance réelle: 1) garder avec le réel le contact naturel profond que nous avons comme être vivant parmi des êtres et des vivants; 2) nous offrir à cette présence pour en suivre les directions et pour que «l'intimité se fasse connivence»; 3) nous vider de tout égoïsme pour échapper à ses limites et faire place non seulement à l'idée des autres, mais à leur présence active en nous; 4) donner à nos sentiments, à la «vie du coeur», l'extension universelle de la raison; 5) recourir aux lumières de l'action (comme nous allons le dire); 6) au terme, reporter toute connaissance réelle, encore partielle, à la réalité absolue et voir notre destinée personnelle dans la destinée commune de tous les êtres.

2) Rapports avec l'action. Refusant les précisions techniques dues à l'abstraction, Blondel les remplace par d'autres catégories où fatalement les points de vue se confondent souvent. Ainsi l'action qui, pour nous, relève d'un appétit, seul principe actif - et constitue l'ordre de l'intention et de l'exécution suivant que son objet lui est présenté comme fin ou comme moyen, - est considérée par Blondel comme jouant un rôle gnoséologique, c'est-à-dire comme source de connaissance. Et comme toute action, surtout externe, a pour domaine la réalité concrète où elle s'exerce, ce rôle concerne évidemment la connaissance réelle et même la constitue par excellence. Cette manière de parler est courante dans le langage ordinaire où elle traduit l'étroite collaboration entre nos deux fonctions: l'une d'appétit, l'autre de connaissance, surtout dans l'ordre spirituel du vouloir et de la pensée, d'où jaillit la «connaissance par connaturalité»; mais elle est une confusion regrettable en philosophie où s'impose avec évidence la distinction entre ces deux fonctions en même temps que leur collaboration. Ce défaut était malheureusement inévitable chez Blondel: hypostasiant en quelque sorte l'«Action», il dira qu'elle «reste aveugle et incohérente comme une impulsion instinctive irréfléchie, sans l'idée qui la dirige et organise les forces qui la constituent en les faisant coopérer au même but»; mais elle apporte aussi à la pensée plus encore qu'elle n'en reçoit, si l'on observe «les enseignements, les redressements, les démentis, les suggestions, les enrichissements, sans lesquels l'intelligence tournerait à vide ou sans lesquels, faute de résistance et de frottements, elle n'avancerait pas» [°2049]. Elle est une discipline pour la pensée, elle la garantit contre les caprices et les vaines recherches; elle lui fait pénétrer le réel en éclairant son fond obscur par ses sondages et ses explorations et elle lui ouvre les horizons infinis de ses aspirations.

Blondel achève son étude descriptive par deux remarques dont il était parti: D'une part, malgré tous les résultats acquis par la pensée à tous les degrés de la civilisation: richesses des observations sensibles et du bon sens, sciences positives, sagesse collective de la tradition couronnée par l'art et la philosophie, il reste toujours comme des fissures, des problèmes irrésolus: la pensée est un progrès vers un terme qui la dépasse. - D'autre part, elle se porte vers l'être, elle est dans l'être, elle est elle-même de l'être en action; prise ainsi sans présupposés, la pensée concilie et dépasse les problèmes abstraits du réalisme et de l'idéalisme et débouche dans l'étude de l'être.

§690). 2) L'Être. Blondel présente en ses ouvrages tous les éléments d'une métaphysique générale [°2050]: ontologie et théodicée, au sens traditionnel; et dans son effort pour rester fidèle à l'orthodoxie catholique, il s'est rapproché, pour le fond, des positions thomistes; mais sa méthode, son esprit et donc ses thèses centrales sont foncièrement différentes.

1) D'abord, c'est par l'agir que l'être se définit. Le point de départ est qu'il y a de l'être: c'est une constatation évidente qui exclut le scepticisme et s'impose au-delà des discussions vaines entre idéalistes et réalistes. Il ne s'agit pas de lui trouver une définition abstraite, mais de décrire ses propriétés et ses manifestations pour pénétrer ce qu'il est. En général, l'être a trois manifestations: l'unité, l'activité, la consistance (ou subsistance); et si l'on cherche la plus fondamentale dans l'esprit de Blondel, on voit que c'est l'activité; il est tout aussi impossible, à son avis, de concevoir un être, s'il existe réellement, comme totalement inactif, inerte, improductif qu'un être sortant du néant par sa propre force. C'est pourquoi il rejette aussi bien la théorie de la «tabula rasa» pour définir l'«intellect passif» au sens d'Aristote et de saint Thomas, que celle de la matière première puissance pure.

De là aussi ses sympathies pour la théorie de Leibniz où toute substance est active: il y souscrit, mais en rejetant l'idéalisme condamné à ses yeux par la connaissance réelle. Pour les substances simples, comme les esprits, leur activité fait aussi comprendre les deux autres propriétés: leur unité, leur aptitude à exister en elles-mêmes, à agir et se développer. Mais pour les substances composées, il reste le problème de l'unité d'ensemble qui synthétise dans un même être les éléments simples que l'analyse métaphysique suppose en tout être complexe. Blondel, pour résoudre le problème, accepte comme valable la théorie leibnizienne du «vinculum substantiale», sorte de réalité intermédiaire qui ne serait ni pure idée ni principe physique, mais principe d'ordre métaphysique transcendant ces principes physiques dont elle assure l'unité; et jouissant donc, d'une réalité égale sinon supérieure [°2051]. Cette théorie qui s'harmonise bien avec la connaissance réelle, sert en blondélisme à éclairer de nombreux problèmes, comme celui de l'organisme vivant, de l'unité des groupes sociaux, des êtres de l'univers; et aussi la présence réelle de Jésus-Christ dans la sainte Eucharistie.

2) Les trois degrés d'être. L'être se manifeste par les innombrables formes qu'il prend dans l'univers, où il s'étage en trois degrés: les corps, les vivants, les esprits [°2052].

Le premier degré soulève le problème de la matière; mais Blondel le traite d'un point de vue synthétique, en indiquant son rôle dans l'ensemble hiérarchisé de l'univers: a) elle sépare, non seulement les êtres corporels, ce qui est bien clair; mais chez les esprits, elle est principe de limite et les sépare de leur but, de la plénitude du vrai et du bien vers laquelle ils aspirent: elle les met ainsi en état d'épreuve et crée les conditions de leur liberté en leur imposant le devoir de progresser; - b) mais elle relie aussi tous les êtres de l'univers, expliquant leur action mutuelle, et en particulier l'aide nécessaire que les esprits, surtout humains, trouvent dans les lois du monde comme dans leur aide mutuelle, pour atteindre leur destinée. Il s'ensuit que la matière est nécessaire à tout être fini. Dans l'homme, l'hylémorphisme où l'âme est forme du corps, est la théorie qui explique le mieux la solidarité des fonctions organiques et de la pensée. Dans les anges chez qui il n'y a pas de fonctions organiques, il reste pourtant un élément matériel: les anges ne sont purs esprits que par rapport à nous, non absolument. Nous retrouvons l'hylémorphisme généralisé défendu par saint Bonaventure et la scolastique pré-thomiste [°2053] avec ses obscurités et confusions inévitables sur lesquelles glisse la méthode blondélienne.

Au second degré, il s'agit surtout de la vie végétative: Blondel y critique l'élan vital bergsonien qui risque d'expliquer le plus par le moins. Il le remplace par l'élan spirituel qui est principalement un «appel d'en haut», une action de la Providence divine; et il explique l'évolution de la vie vers l'épanouissement de la pensée par la théorie des «raisons séminales» de saint Augustin.

Au troisième degré, il caractérise les esprits par trois propriétés: la réflexion où la conscience prend possession d'elle-même, la raison qui participe à l'absolu des premiers principes; la liberté qui leur permet de réaliser eux-mêmes leur perfection propre et de collaborer soit avec l'humanité soit même avec Dieu dans l'univers, pour progresser vers l'idéal providentiel. Toutes ces richesses s'unifient dans la personnalité qui est le privilège des esprits, perfection vraiment nouvelle par sa domination, son indépendance, son efficacité universelle et son orientation consciente vers l'absolu. Mais en même temps, la personnalité chez nous subit une triple dépendance: en bas, vis-à-vis des conditions matérielles de son exercice; à son propre niveau, à l'égard des autres personnes dont nous avons besoin pour vivre et grandir; en haut, à l'égard du monde intelligible dont elle participe et de la Transcendance à laquelle elle aspire.

Ainsi l'être, pris dans la totalité de ses degrés finis, apparaît à Blondel comme objet d'une dialectique qui le conduit plus haut vers l'Être en soi qui est Dieu; déjà dans l'ordre spéculatif, l'étude de la pensée et de l'être se couronne d'une Théodicée qui prouve l'existence de Dieu et expose ses attributs. Mais à l'encontre du thomisme, le blondélisme ne met pas la théodicée avant la morale comme sa base indispensable; au contraire, c'est pour lui la conclusion ultime de la double étude spéculative et pratique en ses trois parties: la Pensée, l'Être, l'Action. D'ailleurs, Dieu n'est pas non plus, comme pour saint Augustin, au principe de la philosophie; il en est l'achèvement et plus spécialement le terme de l'Action.

E) Philosophie pratique: L'Action.

§691). L'intuition fondamentale qui commande toute l'oeuvre blondélienne et lui donne sa belle et profonde unité fut d'abord réalisée dans la première «Action» où il s'agissait, comme chez les existentialistes, de l'action proprement humaine qui «crée» librement notre personnalité; et déjà, par l'application d'une méthode philosophique d'implication et de dialectique, c'était un «essai» d'une «science de la pratique». Mais en le reprenant après quarante ans de réflexion, l'auteur lui donne toute son extension. Ce n'est plus seulement un problème spécial que tout homme doit résoudre, même s'il n'est pas philosophe de métier, c'est la troisième partie d'un système complet de philosophie où la méthode d'intégration résout le triple problème de la pensée, de l'être et de l'agir, en prenant ce dernier en toute sa généralité depuis les activités naturelles des corps et des plantes jusqu'à l'agir pur, infini et absolu, de Dieu. Ceci ne l'empêche pas de rester fidèle à l'intuition de base et de maintenir comme centre de perspective l'agir humain, le problème de notre destinée: c'est ce dernier point qui constitue l'originalité de cette philosophie qui reste en ce sens la «Philosophie de l'Action», même en s'étendant organiquement à tous les problèmes théoriques et pratiques d'une philosophie complète.

Un des résultats de la méthode d'intégration est de nous faire parcourir plusieurs fois en sens parallèle la même ascension vers Dieu: Blondel s'y élève avec les formes ascendantes de la pensée; puis avec l'échelle des êtres; enfin par les degrés de l'action. Après avoir décrit abondamment le double visage des activités multiples et diverses de l'univers qui ne comporte ni passivité pure, ni spontanéité absolue, où l'action n'est totalement ni immanente ni transitive; - ni toute mécanique et aveugle, ni toute psychique et idéale, - il les distribue en degrés de perfection: en bas, l'énergie matérielle sous toutes ses formes, physique, chimique, astronomique, etc., d'où vient l'ordre du monde; puis dans les végétaux la spontanéité de la vie qui se nourrit et se reproduit; enfin l'homme [°2054] en qui, grâce à la conscience, l'ascension libératrice continue par l'ouvrage de l'«homo faber», la formation de soi de l'homme moral, la contemplation toute spirituelle de l'homme religieux. Nulle part cependant, même au sommet de l'action humaine, on ne rencontre le pur agir qui est une perfection telle qu'elle rejette tout mélange de limite, de sujétion et d'imperfection, mélange qui éclate partout même dans l'homme. C'est pourquoi le blondélisme comporte ici une théodicée; puis, redescendant vers les causes secondes, il unifie leurs actions par une normative et nous conduit ainsi au seuil de la vie surnaturelle.

§692). 1) Théodicée. a) L'existence de Dieu. Dieu est au sommet à la fois de la pensée, de l'être et de l'action, comme une «Transcendance inévitable». Nous le constatons en nous presque malgré nous. Il y a un «plus» vers lequel nous tendons d'instinct par notre être humain doué d'activité réfléchie, si bien qu'à la racine de notre agir éclairé par notre pensée et fondé sur notre être, il y a Dieu: pour Blondel, en ce sens, il n'y a pas d'athées. Tout homme, par nature, affirme deux fois Dieu et l'on peut expliciter par la méthode d'implication cette présence divine, affirmée d'abord dans le subconscient spontané avant toute réflexion abstraite; et posée une seconde fois dans la conscience pleinement épanouie comme l'au-delà de tous nos désirs explicites, exigé par leur présence en nous.

C'est le rôle des preuves de l'existence de Dieu que d'opérer ce dévoilement. Blondel en développe plusieurs: par la contingence des êtres qui postulent l'Être nécessaire, par l'ordre du monde qui vient d'une Intelligence souveraine dont la Sagesse manifeste sa présence dans l'ordre ascendant de toutes ces beautés au sein de l'unité de l'univers. Cette preuve rejoint celle des degrés de perfection dans l'être (quatrième voie thomiste), qui fonde aussi la preuve par les vérités éternelles en prenant ces vérités objectivement, comme des perfections participées qui exigent comme source la Perfection absolue. Blondel y ajoute l'aspect de transcendance qui caractérise la vérité pleine à laquelle aspire la pensée: l'«adéquation totale à l'être total» qui nous échappe et qui implique sa réalisation en une Intelligence infinie qui est aussi l'être par essence - de même que les déficiences de notre action impliquent l'existence du «pur Agir». Enfin, la preuve ontologique par l'idée de Dieu devient valable, car si on définit Dieu par le «surplus» de transcendance dans l'être, la pensée et l'agir, il est clair que cette implication réelle manifeste son existence. Mais pour Biondel, toutes ces preuves, malgré leur utilité, et leur valeur incontestable dans l'ordre spéculatif, restent déficientes dans l'ordre pratique. Elles suscitent une dernière question qui met en cause le sens et l'achèvement de la vraie philosophie, comme nous le montrerons plus loin [°2055].

b) Nature de Dieu. Mais déjà dans l'ordre spéculatif, la raison naturelle connaît Dieu, en lui-même et dans ses oeuvres, en explicitant les preuves de son existence. Comme Être suprême, il est la substance infiniment simple et une; comme Pensée souveraine, il est la science parfaite où se réalise la pleine adéquation entre l'intelligence et toute vérité possible. Mais c'est surtout comme Agir souverain que nous pouvons mieux parler de Dieu. Puisque l'être se définit d'abord par l'action, l'Être divin ne peut être qu'actif. Blondel, non sans hardiesse, en conclut qu'en son essence intime où il n'a besoin de personne, puisqu'il est l'être en plénitude, Dieu ne peut rester dans une solitude «égoïste». Sa vie qui est celle d'un esprit, produit un Verbe, image personnelle de son origine; et «ceci n'a de sens, ajoute-t-il, que si du Générateur et de l'Engendré, procède non comme un exode mais comme une réciprocité, l'Esprit dont ils sont pénétrés et qui les unit dans une parfaite et amoureuse distinction» [°2056]. Nous voici donc en présence d'une Trinité, et Dieu étant l'être réel par excellence, il ne peut s'agir, ni de trois «métaphores», ni même de trois idées ou trois manières de concevoir abstraitement le même Être divin. Disons donc, comme nous y invite le dogme catholique, que la théodicée conduit à l'affirmation d'un seul Dieu en Trois Personnes.

Notons que Blondel multiplie ici ses déclarations d'orthodoxie catholique: il veut respecter l'insondable mystère révélé dont la vérité reste bien, à ses yeux, inaccessible à la raison naturelle; il veut explicitement regarder la théologie surnaturelle et la philosophie, chacune comme autonome en son ordre. Mais il estime légitime que le philosophe comme tel, reconnaisse d'abord le fait du christianisme et de sa vérité révélée, puis qu'il tire profit à son point de vue rationnel, du surcroît de lumière que Dieu lui offre ainsi sur ses problèmes fondamentaux: nature de Dieu, Créateur de l'univers et fin dernière de l'homme. Et il ajoute que cette osmose féconde s'exerce surtout et se comprend mieux si la philosophie se développe du point de vue de l'action [°2057]. C'est en effet en appliquant une méthode qui récuse comme trop abstraites les précisions techniques de l'analyse et de la démonstration rationnelles, que Blondel ose s'aventurer en philosophe pur dans des recherches de ce genre; elles peuvent être valables ainsi, comme dévoilant les implications de l'action d'une vie toute spirituelle en nous. Mais à ce niveau mystérieux de la vie intime de Dieu, elles manquent de l'évidence requise par une science ou sagesse purement humaine, et leur vérité doit reposer d'abord sur la Foi divine.

c) Dieu et son oeuvre. Après avoir établi la triple activité de l'Être divin en lui-même, il faut en exclure toute nécessité de se créer un monde dont il aurait besoin, fût-ce pour sa gloire. Mais si le monde existe, comme c'est l'évidence, il est l'oeuvre d'un Amour divin désintéressé qui l'a tiré de rien par création pour le faire participer à ses perfections. Le monde est une image de la Sainte Trinité où tout s'ordonne en fonction des esprits qui synthétisent comme nous l'avons dit, le triple aspect d'être, de pensée et d'action.

La création se complète par la conservation des êtres en leur existence et surtout par la Providence qui les conduit par une marche harmonieuse vers une perfection qu'ils ne possèdent d'abord qu'en germe. Mais comme l'être se définit par l'agir, la participation à l'être en toute créature devient une coopération à l'oeuvre de Dieu: d'où un nouvel aspect de la métaphysique blondélienne:

§693). 2) La Normative. Cette conception marque bien l'originalité du blondélisme comme synthèse fondée sur l'action. La Normative est la doctrine pratique (logique du réel) qui donne les lois, règles ou normes suivant lesquelles chaque être réel atteint sa perfection et réalise sa destinée. La logique d'Aristote était celle de la connaissance abstractive fondée sur la loi d'exclusion des contradictoires, où seule subsiste l'alternative vraie, l'autre étant complètement éliminée. La normative, elle, régit la connaissance réelle, parce qu'elle indique le développement logique des êtres concrets existants; et elle se fonde sur la loi de «privation ou possession», en sorte que les deux alternatives, tout en s'opposant absolument, gardent au terme leur réalité propre et doivent s'intégrer dans le résultat final: par exemple, le péché qui dans les êtres libres s'oppose à la logique du bien moral comme la privation à la possession du but de la vie, subsiste néanmoins et sera intégré dans l'ordre final de la Providence.

La Normative n'est donc une logique qu'improprement, par analogie métaphorique: elle fait corps avec les êtres en tant qu'ils sont actifs et progressifs; elle est d'ordre métaphysique et a toute la généralité de l'être universel. En Dieu, l'Être absolu, elle s'identifie avec la Providence; dans les êtres créés, elle a principalement deux domaines: celui des esprits où elle constitue l'ordre moral; celui des autres êtres qui ont aussi leur ordre évolutif. Ces deux domaines doivent se distinguer, parce que, pour Blondel comme pour saint Augustin, l'agir au sens plénier (causalité efficiente proprement dite) ne se réalise que dans les agents libres [°2058] bien que «tout ce qui est», participe déjà à l'agir, depuis l'ébauche des énergies physiques jusqu'à la spontanéité de l'instinct animal.

Ainsi, la Norme en toute sa généralité exprime à la fois pour Blondel, en chaque être et à son degré, ce qui le constitue en soi comme sa forme essentielle, et «ce qui préside à sa genèse, gouverne son développement et le conduit au terme de sa perfection et de sa destinée» [°2059]. Elle évoque la «forme substantielle» d'Aristote, mais elle veut dépasser ses bornes trop statiques: pour expliquer l'évolution générale, elle rejoint plutôt la théorie stoïcienne, adoptée par saint Augustin, des raisons séminales, à laquelle Blondel se réfère en effet, en l'étendant non seulement aux vivants, mais à toute l'évolution cosmique à partir des énergies physiques de la matière [§171]. De la sorte, tous les êtres possèdent en eux le principe actif de leur coopération à l'ordre providentiel; ainsi dans l'univers, sont-ils hiérarchisés par leurs «normes». Au sommet, les êtres spirituels unifient les degrés inférieurs en s'en servant pour atteindre leur but, leur destinée propre; et cet aspect de la normative est la part de vérité que possède l'idéal de la science moderne quand elle veut dominer l'univers par ses lois et le mettre au service de l'homme.

Mais l'homme lui aussi a sa norme, et, comme être spirituel, il l'a d'une façon toute spéciale qui pose au philosophe les problèmes les plus importants. La norme n'est plus une impulsion à laquelle obéit nécessairement l'être comme dans les degrés inférieurs soumis au déterminisme physique, biologique ou psychologique: elle devient une finalité ou une orientation qui s'exerce par l'intermédiaire de la connaissance, en sollicitant, mais en respectant, l'acceptation spontanée de la volonté libre. Par le fait même, la norme remplit chez l'homme le double rôle de jugement de valeur et de sanction. Car il y a une logique dans l'être spirituel: il y a des exigences qui découlent de sa nature, considérée à l'égard de soi-même, des autres hommes, des autres êtres de l'univers, et surtout de Dieu, le Créateur. Chaque homme usant spontanément par son bon sens de la méthode d'implication, les explicite inévitablement pour vivre; et c'est le premier rôle de la philosophie que de les mieux dévoiler pour résoudre le problème essentiel de notre destinée auquel nul ne peut se dérober. Celui qui, librement, prend la direction indiquée, a aussitôt conscience d'être approuvé par la «norme»; celui qui prétend s'y soustraire ne fait que déclencher la logique du péché où la «norme» finalement révèle sa fonction de sanction. En d'autres termes, la Normative appliquée à l'homme, constitue la morale naturelle, non plus déduite à priori de l'idée de Dieu et de la fin dernière, mais explicitée par la méthode blondélienne, à partir de l'action humaine: celle-ci y est analysée en ses conditions présupposées au choix libre délibéré, et dans les exigences les plus hautes auxquelles aspire invinciblement sa nature spirituelle.

Blondel a parcouru pas à pas, en riches descriptions phénoménologiques, toutes les étapes impliquées en notre «action» ainsi comprise; il décrit ce qu'il appelle «dix ondes concentriques» de cette action dont les principales sont: les exigences de la perfection personnelle, celles de la famille, de la patrie, de toute l'humanité, celles de la vie religieuse à l'égard de Dieu dont nous voyons en nous les effets, dus à son amour créateur. Et finalement, après avoir dûment constaté l'échec, parfois total, partiel toujours, et irrémédiable, de toutes ces directions postulées néanmoins avec force par l'élan naturel de notre «action», la dixième onde est l'affirmation audacieuse, mais comme hypothèse, d'un ordre surnaturel qui comble toutes nos aspirations: c'est le dogme catholique de la grâce et de l'Incarnation qui achève ici la «Normative» comme le dogme de la Sainte Trinité achève la théodicée spéculative.

§694) CONCLUSION: LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE. En reprenant l'intuition de sa thèse initiale pour la développer pleinement selon les exigences universelles de la philosophie dans la vaste synthèse de sa «Trilogie», Blondel donnait un exemple de ce qu'il appelle la «Philosophie catholique». Mais à son avis, elle n'est pas encore achevée avec l'analyse, fût-elle exhaustive, de la pensée, l'être et l'action: c'est sa première tâche de nous conduire ainsi «au seuil du Temple» en démontrant son incapacité «de droit» à résoudre le problème essentiel qu'elle a pour mission de poser: celui de notre destinée. Mais puisqu'elle est chez l'homme la fonction suprême de sagesse, Blondel soutient que rien de ce qui existe réellement ne peut être soustrait à son regard critique. Non seulement la philosophie comme telle a le droit de soulever l'hypothèse d'une religion surnaturelle; mais elle a tout autant le droit, puisqu'il y a en fait dans l'humanité des religions positives qui se donnent comme surnaturelles, d'en tenir compte et d'examiner en détail la valeur de leur message. C'est pourquoi il nous a donné comme complément homogène à sa philosophie, ses études sur l'Esprit chrétien.

Comme nous l'avons dit, on peut concéder qu'une telle recherche appartient a la philosophie. Blondel semble même estimer qu'elle en est une partie essentielle, et sûrement la plus importante, la plus indispensable aux hommes, au point qu'elle pourrait être la seule vraie philosophie: et cela aussi est soutenable, au moins au sens où saint Augustin, se faisant l'écho de toute la tradition patristique, déclarait que la vraie philosophie est l'unique vraie Religion, puisque seule elle résout vraiment le problème de notre destinée. Sans conteste aussi, au sens de Blondel, c'est une entreprise hautement louable que de conduire en philosophe - en maintenant la nette distinction entre nature et surnature - les incroyants jusqu'au seuil de la Foi qui peut seule les sauver. Mais le philosophe n'a pas compétence exclusive pour le faire: c'est aussi l'office propre du théologien, comme l'avait bien vu saint Thomas [§244]; et il est mieux équipé pour réussir, car il est spécialiste de la Foi; et il possède en même temps une philosophie pleinement élaborée au point de vue rationnel pour s'en servir comme instrument en vue de mieux comprendre et défendre la Foi, et aussi d'aider les non-croyants à y accéder: il peut lui aussi parler en philosophe aux philosophes et «se faire tout à tous» comme saint Paul.

Le blondélisme, conclurons-nous, possède une valeur éminente comme système purement rationnel offert à un penseur moderne pour le conduire à la vraie lumière de vie qui est le message du Christ. Son point de vue propre avec la méthode d'immanence qui y correspond est spécialement bien adapté à un aspect de la mentalité moderne, celui qui s'épanouit dans l'idéalisme et l'existentialisme: dans sa signification profonde et voulue, il est donc une philosophie apologétique au sens où nous l'avons précisé. Les dénégations véhémentes et réitérées de son auteur s'expliquent aisément par les circonstances et ne contredisent pas cette constatation [°2060]. Mais c'est vraiment une philosophie avec son caractère propre et original.

Il n'est pas non plus un thomisme amendé: malgré tous ses efforts, son auteur n'a pu rejoindre les principes fondamentaux de saint Thomas, d'abord parce qu'il est resté fidèle, comme tout grand penseur, à son intuition primitive; de plus, en exploitant cette intuition selon la pente de son temps, il n'a pas pleinement surmonté le préjugé moderne qui minimise la valeur de notre connaissance abstractive: il lui a préféré une méthode adaptée à la «connaissance réelle» où le rôle principal revient non à l'intelligence mais à l'action. Ce point de vue original, dirons-nous, n'est ni faux ni sans valeur; car si l'on admet avec lui une définition limitée de l'abstraction ou connaissance notionnelle [°2061] et si l'on transfère à la connaissance réelle la part valable d'intuition que contient la connaissance abstraite au sens thomiste [°2062], il ne reste plus qu'une différence entre points de vue valables tous deux pour interpréter le réel. La méthode blondélienne a même ses avantages pour saisir les connexions des multiples manifestations de l'être, donner des vues synthétiques et pénétrer plus avant dans l'analyse des esprits où se rejoignent les lignes de forces de l'univers.

Mais elle a aussi une double infériorité sur la méthode thomiste: d'abord, elle laisse dans l'incertitude certaines frontières que détermine nettement la méthode abstractive, surtout dans l'ordre de la vie morale et des rapports entre vérités rationnelles et mystères révélés; la métaphysique thomiste, par exemple, développe une théodicée déjà très riche en vérités sur la nature du Dieu unique, personnel, créateur et providence; mais elle réserve à la théologie toute spéculation sur la Sainte Trinité, sans rien nier d'ailleurs des compléments dus à la Révélation, mais en en remettant l'examen à la compétence supérieure de la Théologie.

Ensuite, la méthode d'immanence s'adapte mal, non seulement aux problèmes historiques que soulèvent le fait de la Révélation et la fondation, le développement et l'action de la seule vraie religion, l'Église catholique; mais aussi aux nombreux problèmes concernant la valeur des sciences positives et la nature des êtres étudiés à la fois par la philosophie et les sciences modernes. Dans ce vaste domaine, pour rejoindre les innombrables intellectuels modernes sur leur propre terrain de recherche et de vérité, c'est la méthode fondée sur l'abstraction qui est la plus efficace; sinon la seule possible. Blondel a reconnu tous ces problèmes et il maintient la compétence du philosophe pour les résoudre; mais par sa méthode synthétique, il n'a pu évoquer que des solutions imparfaites qui postulent avidement un surcroît d'évidence et de précision.

En fait, ce n'est pas vers le thomisme, c'est vers l'augustinisme que penche le blondélisme par tout le poids de son intuition fondamentale et de sa méthode synthétique d'immanence, et avant tout par la place éminente qu'il donne au problème de notre destinée. Car, par l'ordre qu'il suit, les questions qu'il soulève, les réponses qu'il préfère, Blondel se rapproche d'Augustin, plus profondément que par l'utilisation de ses oeuvres qu'il cite assez peu. Bref, c'est une parenté d'esprit. Aussi, en prenant la philosophie de l'Évêque d'Hippone en cette part considérable de vérités rationnelles où elle est d'accord avec la doctrine thomiste, tout en lui laissant l'originalité de son intuition et de sa méthode propre, le mieux, semble-t-il, pour saisir le blondélisme en toute sa valeur de vérité, est de voir en lui une forme de «néo-augustinisme», en l'interprétant et, au besoin, en le rectifiant dans cette perspective.

C'est précisément cet aspect néo-augustinien qu'il nous reste à souligner dans le «réveil métaphysique» des philosophes du XXe siècle.

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