| Accueil >> Varia >> Livres >> Précis de philosophie

[précédente] [suivante]

Physique (§532 à §547)

Thèse 40. Les fonctions supérieures d'élaboration psychologique (mémoire, imagination, intelligence) produisent un verbe mental au sens strict, où l'acte second est réellement distinct de l'acte premier.

A) Explication.

§532). Un des caractères de la connaissance humaine est d'être évolutive; elle débute par une constatation simple et globale et doit ensuite progresser pour épuiser les divers aspects d'un objet. D'où la distinction de deux groupes de connaissance que nous appellerons, les premières intuitives, les secondes élaboratrices.

a) Les connaissances intuitives sont celles qui enregistrent simplement et directement leur objet, et ne peuvent se produire qu'en sa présence [cf. définition de l'intuition, §430].

b) Les connaissances élaboratrices sont celles où les fonctions coopèrent avec l'objet, en sorte que celui-ci peut être connu même en son absence.

Les connaissances intuitives sont, d'abord, toutes les sensations externes [§438]; puis, les constatations d'introspection [§630]: actes de conscience sensible pour les faits de la vie intérieure sensible; acte de conscience intellectuelle pour l'existence du moi pensant, et les faits de vie spirituelle; enfin la perception elle-même [§472] dans la mesure où elle ne dépasse pas la constatation de l'individu ou du phénomène actuellement observé. Cette dernière connaissance, structure psychologique complexe, comprend toujours une intuition sensible externe; et un acte de cogitative qui, de soi, est également intuitif; et souvent, une appréciation intellectuelle, qui peut aussi être de forme intuitive [§430]; mais les autres éléments de mémoire, imagination ou raisonnement qui coopèrent à la «construction» de l'objet, appartiennent visiblement au groupe des connaissances élaboratrices.

Dans ce 2e groupe, la collaboration avec l'objet prend divers aspects:

1) Celui de conservation: dans ces fonctions, soit sensibles, soit intellectuelles, le déterminant cognitionnel passe à l'état de disposition habituelle, d'où la possibilité de connaître en l'absence de l'objet; et pour remplacer celui-ci, la nécessité de produire en soi une expression ou image psychologique dans laquelle l'objet absent est contemplé, en se rendant compte d'ailleurs de son absence.

2) Celui d'extension: l'influence actuelle de l'objet fournissant son espèce impresse peut être complétée, en profondeur ou en richesse, par la réaction de nos fonctions supérieures: ce travail commence dans l'ordre sensible par la synthèse de perception; mais il est surtout accompli par l'intelligence abstractive qui découvre dans l'objet concret une nature, de soi absolue, universelle et nécessaire [§12], d'où un enrichissement corrélatif de l'espèce expresse ou verbe mental.

3) Celui de construction, propre à la raison et, sous son influence, à l'imagination créatrice [§499]. Nous construisons ainsi, soit des systèmes scientifiques dans le monde des essences possibles, soit des êtres de raison, comme en logique, soit, avec le concours de l'imagination, des modèles concrets à réaliser (idéal artistique). C'est ici surtout que nous trouverons clairement l'existence d'un verbe au sens strict, bien distinct du verbe au sens large dont nous avons parlé jusqu'ici.

a) Le verbe au sens large est le terme immanent de toute opération de connaissance, intuitive ou non [°646]. Nulle distinction réelle n'est requise entre lui et son principe.

b) Le verbe au sens strict est le terme immanent produit en soi par une fonction supérieure d'élaboration, comme un nouvel objet connu, procédant réellement d'une connaissance préalable. Il y a ici distinction réelle entre le verbe et son principe, et donc la relation d'origine est réelle.

L'intuition, spécialement dans la sensation externe [§529] ne produit jamais ce verbe au sens strict, qui est au contraire le fruit normal des fonctions plus hautes d'élaboration.

B) Preuve.

§533). En toute connaissance humaine, nous rencontrons un terme immanent doué de deux relations: d'identité formelle avec l'objet connu; d'origine à une fonction en acte premier. Mais, tandis que la première relation d'identité à l'objet est toujours la même, la deuxième se réalise de deux façons:

a) d'une façon commune, en tout acte de connaissance, même intuitif, où il faut distinguer un aspect passif et un aspect actif, comme acte premier et acte second procédant l'un de l'autre.

b) d'une façon spéciale dans les fonctions d'élaboration, où un nouvel objet connu exprimé par un verbe ou une parole mentale naît d'une connaissance préalablement acquise.

Or, selon la définition donnée [§529], toute connaissance affectée de cette double relation d'identité objective et d'origine subjective est un verbe mental.

Il faut donc reconnaître, outre le verbe au sens large, un verbe en un sens spécial dans nos fonctions d'élaboration, où la relation d'origine du terme connu n'est plus seulement une relation de raison, mais relation réelle à un acte premier distinct.

C) Corollaire.

§534) Application à l'intelligence. Toutes nos connaissances intellectuelles proprement dites, c'est-à-dire nos jugements et raisonnements, dépositaires de la vérité, s'expriment en verbes au sens strict. Car le jugement, considéré psychologiquement, est un acte simple, sorte de vision où une nature apparaît comme identique à elle-même, bien que concevable sous divers aspects [§38] et l'origine productrice de cette vision est la conception et la comparaison préalable des deux concepts: sujet et prédicat; le résultat s'exprime par une affirmation, parole intérieure qui est un verbe au sens strict. Même marche dans le raisonnement où la nouvelle connaissance jaillit comme de sa source, des jugements préalablement connus et comparés [§48]. Quant aux concepts, les tout premiers peut-être, saisis par une simple appréhension toute imbibée de perception sensible, viennent d'une vision directe de l'objet. Mais le plus souvent, ils se réfèrent aussi, comme à leur origine, à une connaissance intellectuelle préalable, actuelle ou habituelle. «Omne intellectum in nobis, dit saint Thomas, est aliquid realiter progrediens ab altero, vel sicut progrediuntur a principiis conceptiones conclusionum, vel sicut conceptiones quidditatum rerum posteriorum a quidditatibus priorum, vel saltem sicut conceptio actualis progreditur ab habituali cognitione» [°647].

Les philosophes chrétiens, en particulier saint Thomas, ont approfondi cette analyse de notre connaissance à propos du mystère de la Sainte Trinité; car ces opérations spirituelles sont des perfections pures applicables analogiquement à Dieu. Pour cela, néanmoins, il faut prendre l'acte premier, abstraction faite de toute dépendance réelle vis-à-vis de l'objet, celle-ci constituant une imperfection. Au contraire, pour notre connaissance humaine, considérée en tant qu'humaine, cette dépendance est essentielle, et c'est elle qui explique, dans le verbe au sens strict, l'apparition d'une perfection ou connaissance nouvelle qui constitue un réel progrès par rapport à l'acte premier.

§535) En résumé. Parce que l'expérience révèle en tout acte de connaissance humaine, le double caractère de passivité (nous dépendons de l'objet) et d'activité (nous prenons possession de l'objet), il faut classer nos fonctions de connaissance parmi les puissances opératives passives et distinguer deux phases dans leur opération:

a) Une phase préparatoire et passive, constituée par l'action transitive de l'objet, en vertu de laquelle la fonction, recevant l'impression de cet objet, le devient en acte psychologiquement.

b) Une phase essentielle et active, constituée par l'opération strictement immanente, en vertu de laquelle la fonction s'exprime à soi-même l'objet dont elle a reçu l'impression. Ainsi cette opération est une pure qualité, concevable, à cause de sa perfection, sous plusieurs aspects subordonnés qui suggèrent l'image du mouvement: l'acte premier est source de l'acte second, c'est-à-dire la faculté contemplant l'objet est, par le moyen de la diction, l'origine du verbe ou concept, contenant et exprimant cet objet.

Bref, dans l'acte de connaissance, il n'y a que deux éléments réellement distincts: la fonction et le déterminant cognitionnel, image psychologique de l'objet. Mais:

1) en tant que cette image dépend dans son apparition et son être de l'influence de l'objet, elle est une réelle passion (espèce impresse);

2) en tant qu'elle actue la fonction et forme avec elle une qualité une par soi, elle est le principe qui produit et spécifie l'opération (sensation ou intellection en acte premier).

3) en tant que cette qualité vitale saisit et domine l'objet, elle est l'acte même de connaissance (sensation ou intellection en acte second);

4) en tant que cette même qualité est par l'intermédiaire de l'activité connaissante, l'objet extérieur intérieurement exprimé, ou bien en tant qu'elle est la prise de possession interne de l'objet externe [°648], elle est le verbe, terme de l'opération (espèce expresse);

5) enfin, (dans les fonctions supérieures capables de progresser en dehors de l'influence immédiate de l'objet), en tant que cette même qualité procède réellement d'une activité connaissante préalable, elle est le verbe au sens strict.

2. - Les fonctions de connaissance sensible.

Thèse 41. Les multiples phénomènes de connaissance sensible demandent, pour être intelligibles, que les six sens externes: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le sens thermique et le toucher, et les quatre fonctions de vie intérieure: la conscience sensible, la mémoire, la cogitative et l'imagination, soient des puissances opératives spécifiquement distinctes.

A) Démonstration.

§536). Cette thèse n'est que l'application, aux faits constatés et classés dans la première section, du critère de spécification ontologique des fonctions, établi plus haut [§407]. Tous ces faits sont d'abord en tant que conscients, d'un degré de perfection supérieur à ceux de la vie végétative, et par conséquent nulle fonction physiologique ne suffit à les expliquer, quoi qu'en dise l'école positiviste. Mais en tant que connaissance sensible, on peut tous les ranger au même degré de perfection: celui de l'immatérialité intrinsèque, mais encore relative où la fonction psychologique a pour sujet immédiat un organe corporel. Nous avons donc à appliquer la règle:

«Au même degré de perfection, il y a deux puissances opératives réellement et spécifiquement distinctes, partout où deux objets formels différents déterminent des mouvements pleinement indépendants, formant des groupes et opérations homogènes qui ne sont pas complémentaires, mais se manifestent comme groupes irréductibles entre eux».

a) Or cette règle s'applique d'abord clairement aux six sens externes: même l'aspect thermique ne peut se ramener à celui de résistance, et les deux groupes de sensations qui en résultent restent irréductibles. Nous avons montré au contraire que les autres subdivisions du tact s'expliquent aisément par la combinaison des autres sensations, sans fonction nouvelle [°649];

b) Quant aux connaissances de la vie intérieure, elles se présentent d'abord d'une façon plus touffue et complexe, formant des groupes moins tranchés et moins stables où de multiples interférences créent des structures [§150 et §575], le plus souvent, chez nous, sous l'action de la raison. Mais, abstraction faite de cette dernière, il reste des phénomènes soumis dans leur objet à certaines conditions concrètes, spécialement de temps, en sorte que les groupes de connaissance, délimités par de tels aspects concrets, deviennent irréductibles. Ainsi la saisie d'un événement comme passé s'oppose à la constatation d'objets présents, actuellement utiles ou nuisibles; et ni l'un ni l'autre groupe, ne peut se ramener à l'évocation d'images libres, sans attache au temps et aptes à se réaliser dans le futur.

Ces trois groupes demandent trois fonctions spécifiquement distinctes: la mémoire sensible, l'imagination, la cogitative.

Reste la conscience sensible, par laquelle nous nous rendons compte des faits de notre vie intérieure sensible. On peut d'abord la considérer comme complémentaire de toute autre connaissance qui, en effet, par définition, suppose une certaine conscience [cf. Prop. 1, §418], et prise ainsi, comme «conscience implicite» [§438] elle ne se distingue pas des autres fonctions de connaissance. Mais comme conscience explicite et réflexe, elle embrasse tous les phénomènes sensibles de vie intérieure, même d'ordre affectif, de façon à les discerner en les comparant et en saisissant leurs rapports concrets: et ce groupe d'opérations toutes subjectives, réalisant une première synthèse du sujet agissant psychologique, ne peut se ramener à aucun des autres groupes de connaissance sensible dont les objets sont au contraire tournés vers le dehors.

Il faut donc une quatrième fonction spéciale de vie intérieure sensible: la conscience sensible que les anciens appelaient «sens commun», marquant ainsi son rôle propre de synthèse de la vie sensible [°650].

Quant aux images et à la fonction générale d'association, il est aisé de les expliquer par les deux facultés de mémoire et d'imagination; et celles-ci, en collaboration avec la cogitative, et parfois la raison, expliquent aussi pleinement la perception et ses lois.

B) Corollaire.

§537) Application aux animaux. Le problème des fonctions psychologiques des animaux souffre de la même difficulté que celui de leur forme substantielle et se résout de même par analogie avec l'homme [§507].

Tout animal, si imparfait soit-il, possède au moins le sens externe du toucher avec la conscience implicite qui l'accompagne spontanément, et pour certains humbles organismes, cette fonction semble suffire à tout expliquer; c'est pourquoi l'unité individuelle y est si fragile qu'en sectionnant une masse devenue assez considérable, le vivant n'est pas détruit, mais multiplié numériquement, si chaque fragment possède un centre de coordination tactile, c'est-à-dire de conscience spontanée. Mais en s'élevant dans la hiérarchie animale, les autres fonctions sensibles apparaissent et chez les plus évolués, insectes, oiseaux, mammifères, etc., on retrouve toutes les fonctions que nous avons distinguées chez l'homme. En particulier, les manifestations de l'instinct [§754, sq.], très bien ordonnées et adaptées aux circonstances concrètes, révèlent non seulement l'usage de la mémoire et de l'imagination, mais aussi une fonction d'appréciation et de perception correspondant à la cogitative: l'estimative; et une fonction de synthèse subjective coordonnant les divers mouvements au bien concret de l'individu: la conscience sensible. Mais rien, dans le comportement des animaux n'exige d'autres fonctions: il faut leur refuser la raison, comme va le montrer le chapitre suivant.

Chapitre 5. L'intelligence (Anthropologie ou Étude de l'homme).

b48) Bibliographie générale (sur tout le chapitre)

§538). Au sommet de la hiérarchie des êtres corporels dont traite la Philosophie naturelle, se trouve l'homme qui, non seulement est une substance comme les minéraux et jouit de la vie végétative et sensitive comme les plantes et les animaux, mais encore par ses opérations propres d'intelligence et de volonté s'élève jusqu'à l'ordre spirituel des anges et de Dieu même. Aussi, l'appelle-t-on justement un «microcosme», un monde en raccourci.

C'est pourquoi, après avoir exposé dans les trois chapitres précédents les propriétés génériques de la nature humaine, il nous reste à en étudier les notes spécifiques et essentielles, et, suivant l'ordre adopté pour la vie sensible [§414], une première section sera consacrée à la psychologie expérimentale, et une seconde à la psychologie rationnelle.

Mais, vu la richesse et la variété des manifestations de la vie humaine, nous nous bornerons dans ce chapitre, au seul groupe des connaissances intellectuelles, qui forment d'ailleurs une base solide et suffisante aux inductions de science rationnelle concernant la nature de l'âme humaine. Nous remettons au chapitre suivant l'étude des phénomènes volontaires, et au traité de morale celle des manifestations extérieures de la vie économique et sociale. D'où notre division.

Section 1. - Psychologie expérimentale: La vie intellectuelle humaine.
Section 2. - Psychologie rationnelle: L'âme et la raison humaine.

Section 1. - Psychologie expérimentale: La vie intellectuelle humaine.

§539). Dans l'étude de la connaissance sensible, nous avons souvent constaté l'intervention de la raison, élargissant et enrichissant nos fonctions inférieures; car l'introspection, méthode indispensable en psychologie expérimentale, nous met en présence d'une vie intérieure à la fois une et complexe, où les divers aspects s'influencent et s'enchevêtrent. C'est pourquoi la première tâche scientifique, en vue d'établir une bonne classification, sera de poursuivre notre effort d'analyse, et, réservant, d'une part, pour le chapitre suivant, l'aspect actif et affectif, nous commencerons, d'autre part, à caractériser la pensée en général comme phénomène de connaissance bien distinct de toute sensation, externe ou interne. Cette vue d'ensemble confirmera les constatations de la Logique: les activités intellectuelles les plus marquantes sont la «simple appréhension» qui produit les idées, le jugement qui s'exprime subjectivement par la croyance, et le raisonnement dont l'ensemble des démarches fondées sur les premiers principes constitue la fonction empirique appelée la raison. Toutes les manifestations de notre connaissance proprement intellectuelle, opposées à l'ordre sensible, se groupent ainsi autour de ces trois centres.

Mais il convient aussi de noter les aspects synthétiques de notre vie mentale, ses imbrications avec la vie sensible: nous le ferons, soit en déterminant les lois des trois opérations intellectuelles, soit par l'étude du langage et de la conscience; cette dernière, en particulier, est la fonction synthétique par excellence et son épanouissement dans la vie intellectuelle constitue la personnalité psychologique. Nous diviserons donc cette section en six articles:

Article 1. - La pensée en général.
Article 2. - L'idée.
Article 3. - La croyance.
Article 4. - La raison.
Article 5. - Le langage.
Article 6. - La conscience et la personnalité.

Article 1. - La pensée en général.

b49) Bibliographie spéciale (sur la pensée en général)

§540). Il est possible d'aborder l'étude expérimentale de l'intelligence humaine de diverses façons, et il convient de justifier celle que nous adoptons, afin de délimiter la matière à exposer. Notre point de vue reste d'abord positif et constructif, laissant comme simple corollaire l'allusion aux théories modernes exposées et appréciées ex professo en Histoire de philosophie. Il s'agit donc de résoudre directement le double problème de la classification et des lois des pensées, propres à l'intelligence humaine. On pourrait dans ce but instituer d'abord une comparaison avec ce qu'on appelle l'intelligence des animaux, pour établir l'originalité de notre pensée humaine; mais une méthode rigoureuse doit alors se restreindre à l'observation externe et à la psychologie du comportement, dont l'insuffisance est patente [§143]. Sans exclure totalement cette comparaison qui peut apporter de précieuses confirmations, nous la laisserons pourtant au second plan, et nous fonderons avant tout nos thèses sur l'introspection.

De plus, et pour la même raison, nous commencerons par l'analyse de la psychologie d'un adulte, où s'épanouit pleinement la vie intellectuelle humaine: c'est là, en effet, que nous aurons le plus de chance de découvrir clairement les caractères distinctifs et les lois essentielles de la pensée. La Logique en a déjà fait, à son point de vue, une étude scientifique; mais elle en a omis bien des aspects, et la première tâche de la psychologie est de dresser une classification complète des manifestations de la pensée; il sera aisé ensuite d'en noter l'aspect commun ou objet formel par lequel se définit toute vraie pensée ou activité intellectuelle au sens propre.

Vient ensuite le problème des lois qu'il faudra examiner plus à fond pour chacun des principaux phénomènes intellectuels. Dès l'abord, nous en trouverons deux, correspondant aux deux aspects de nos fonctions de connaissance, opératives passives: une loi de dépendance empirique de la pensée à l'égard des sens; une loi d'évolution, où s'affirmera la domination croissante de l'esprit à partir des humbles débuts de l'enfance. Cet article se divisera donc en quatre paragraphes:

1. - Les manifestations de la pensée.
2. - L'objet formel de la pensée ou de l'intelligence
3. - La loi de dépendance empirique de la pensée humaine.
4. - La loi d'évolution de la pensée humaine.

1. - Les manifestations de la pensée.

 Proposition 17 [°651]. Autour de la triple opération fondamentale de juger, concevoir et raisonner, se rangent d'autres manifestations de la pensée soit comme préparation, soit comme complément: l'analyse, la comparaison, la liaison ou synthèse et l'organisation, la réflexion (contrôle ou recherche), les pensées pratiques ou solutions de problèmes, et la parole.

A) Explication.

§541). Cette proposition descriptive ne comporte pas de preuve au sens propre, mais seulement une explication.

1. Penser, c'est juger, concevoir et raisonner: telle est la constatation faite en Logique, qui vaut aussi évidemment en psychologie. L'introspection découvre ainsi un groupe important de phénomènes de connaissance, auxquels il convient de réserver le titre d'opérations intellectuelles, pour les distinguer des autres phénomènes de vie intérieure sensible, imagination, mémoire, etc. De ces trois opérations, la plus importante, parce que plus centrale, c'est le jugement, qui est, avons-nous dit, une synthèse idéale [§38 et §91], parce qu'il est l'affirmation de l'unité d'un tout complexe formé par l'identification représentative du sujet et du prédicat. La simple appréhension n'en est que la préparation en lui fournissant par ses concepts les prédicats et les sujets; et le raisonnement n'a d'autre but que de conduire, par sa conclusion, à un nouveau jugement. La propriété psychologique essentielle du jugement est de posséder la vérité; nous dirons donc avant tout: «Penser, c'est affirmer la vérité».

2. La pleine possession de la vérité, c'est la science, si bien que «penser, c'est construire la science»; et dans cette oeuvre, les trois opérations fondamentales étudiées en logique ne sont que les pièces maîtresses. De multiples démarches intellectuelles y interviennent, dont nous noterons les quatre principales:

a) L'analyse sous ses diverses formes, division, abstraction, différenciation, etc., est le premier effort de l'esprit en face d'un objet complexe qui reste obscur tant que ses éléments ne sont pas dissociés [°652]. Elle est une opération préparatoire par excellence, et elle s'exerce chaque fois qu'un nouveau travail intellectuel se présente, par exemple, au début d'une science ou d'un nouveau chapitre.

b) La comparaison est l'acte par lequel la pensée considère en même temps deux ou plusieurs objets pour saisir leur ressemblance ou leur différence ou en général leurs relations mutuelles: La comparaison est la connaissance explicite des rapports. Elle intervient activement au moment du jugement; elle s'en distingue pourtant, car parfois l'esprit, malgré une active comparaison, ne formule aucun jugement; par exemple, si l'on compare la multitude des étoiles au nombre pair. Même remarque pour l'inférence [§48] qui constitue le raisonnement et qui suppose la comparaison des prémisses entre elles, mais s'en distingue. La comparaison d'ailleurs s'exerce en beaucoup d'autres domaines, partout où la raison, selon sa fonction propre, «met de l'ordre»: Rationis est ordinare, dit saint Thomas.

c) La synthèse est la contre-partie de l'analyse: après avoir dissocié, l'esprit reconstruit l'unité de l'objet [°653], mais de façon à le comprendre désormais pleinement. Le jugement et le raisonnement en sont des exemples les plus réussis; mais il en est beaucoup d'autres; car, en son sens le plus général, elle n'est rien d'autre que l'activité de liaison par laquelle l'esprit intègre dans une unité d'ensemble deux choses distinctes saisies comme complémentaires. Elle peut s'exercer à l'occasion d'un rapport quel qu'il soit: il y a des liaisons par contraste entre les opposés (pour constituer, par exemple, une antithèse), comme par affinité et convenance; il y a des liaisons par succession causale ou par inclusion essentielle; par coordination entre égaux ou subordination de l'inférieur au supérieur, etc.

d) L'organisation est la constitution d'une unité d'ensemble où chaque élément est à sa place selon sa nature et son rôle. C'est la manifestation la plus parfaite de la liaison et de la synthèse, où l'ordre des parties explicitement compris, rend l'objet pleinement intelligible. Appliquée à une division, elle s'appelle classification; appliquée à l'ensemble du savoir pour un objet donné, elle en est la science même; et, à ce point de vue, nous pouvons conclure: «Penser, c'est organiser».

Cependant l'activité scientifique où se manifeste le plus clairement la pensée comme en son centre lumineux, s'irradie en deux directions: vers l'intérieur, et vers l'extérieur.

3. Dans notre vie intérieure, atteignant le sommet de l'immanence, «penser, c'est réfléchir». Comme le dit ce terme qui fait image, la réflexion est le retour de l'esprit sur sa propre activité pour s'en rendre compte, la considérer et la connaître explicitement. Nous savons que nous pensons: c'est un fait d'expérience; une donnée immédiate de la conscience qu'il importe de souligner dès le début de la psychologie expérimentale des phénomènes intellectuels. La pensée, par la réflexion, est la conscience explicite d'elle-même. Il faut sans doute, avant de savoir que l'on pense, commencer par penser à quelque chose, par exemple, à un théorème géométrique, ou à une affaire pratique; c'est pourquoi nous notons la réflexion comme un phénomène intellectuel secondaire, un prolongement vers l'intérieur de la pensée scientifique; mais c'est un prolongement incontestable comme un fait où, par la même fonction de connaissance, notre pensée se prend elle-même comme objet de son examen [°653.1]; et elle le fait à deux points de vue principaux: spéculativement et pratiquement.

a) Dans l'ordre spéculatif, la réflexion est un contrôle de notre pensée, en vue de nous rendre compte des motifs qui nous assurent la possession de l'infaillible vérité. Elle est particulièrement manifeste chez les philosophes modernes, depuis Descartes et Kant, où elle a produit les vastes systèmes de la philosophie critique. Mais elle s'exerce aussi en chacun de nous, dès que nous voulons prudemment nous en tenir, dans nos certitudes spéculatives, à ne pas dépasser les bornes de l'évidence.

b) Dans l'ordre pratique, la réflexion est d'abord une direction imprimée à notre action future, considérée comme un moyen pour atteindre un but préalablement accepté comme obligatoire ou choisi librement; et, après l'action, elle est de nouveau un contrôle, pour apprécier l'acte accompli, le louer ou le blâmer. Comme direction, elle prend le double aspect de législation et de sanction; elle se réalise éminemment dans les chefs de peuple et en général en toute autorité à la tête d'une communauté: chef de famille, supérieur religieux, chef d'entreprise, etc. Mais tout adulte l'expérimente en soi dès qu'il vit réellement en homme; il a conscience alors de ne pas se laisser conduire; ni par ses instincts, ni par les circonstances extérieures, mais de prendre en main sa vie: Il réfléchit avant d'agir: manifestation typique de sa vie intellectuelle. La morale se contente d'organiser ces réflexions en science, comme la critique le fait pour le contrôle de nos spéculations. Or en ces deux sciences, il s'agit d'établir la valeur de notre activité humaine: valeur de vérité scientifique, valeur de bonté morale; ainsi, la réflexion est la source de nos jugements de valeur.

4. La réflexion, tant pratique que spéculative, prend encore une autre forme. Au lieu de porter sur un objet déterminé, une conclusion ou une décision prise ou à prendre, voire, déjà exécutée, elle peut se trouver en présence d'un vide, d'une question douteuse ou d'un problème. Que penser? Que faire? Elle s'exprime alors par la recherche; et on a dit en ce sens: «Penser, c'est résoudre des problèmes»; et d'abord, c'est les poser, c'est comprendre qu'il y a une question à résoudre, premier pas indispensable vers la solution.

Si nous considérons cette manifestation de la pensée dans l'ordre spéculatif, elle exprime en d'autres mots l'ensemble des opérations déjà décrites. Car devant un objet globalement et imparfaitement connu, bien des problèmes se posent dont la réponse est la construction des sciences. Mais dans l'ordre pratique, les problèmes se concrétisent aussi en difficultés extérieures qu'il faut résoudre pour vivre dans le monde physique et social; et nous trouvons ici d'innombrables comportements propres aux hommes où ils manifestent leur intelligence, soit en dominant la nature, en la pliant à leur service par les instruments, les machines, les techniques ou sciences appliquées; soit en s'organisant en groupes pour s'entr'aider, parfois aussi pour se combattre en des guerres où l'intelligence s'affirme en ses déviations mêmes et ses excès.

5. À ce point de vue, la manifestation externe la plus expressive de l'intelligence, c'est le langage et il faut dire surtout: «Penser, c'est parler». Bien plus, si l'on joint à la parole extérieure, la parole intérieure et silencieuse de l'imagination, nous constatons que toutes nos réflexions et toutes nos démarches mentales pour construire la science et diriger notre vie prennent spontanément la forme du discours. Sans doute, il n'est pas indispensable, comme nous le montrerons [§616], de parler pour penser; il y a en particulier des cas pratiques comme la solution de problèmes concrets, où une pensée authentique prévient toute expression verbale. Mais une telle pensée reste implicite et imparfaite. Dès qu'elle s'explicite et tend à son épanouissement normal où toutes les nuances de l'objet à comprendre sont clairement vues, le langage devient un instrument nécessaire. C'est pourquoi, comme signe sensible, oral ou écrit, il est la manifestation la plus importante de la pensée; et, en tant que compris, il est la pensée même en sa forme achevée.

B) Corollaire.

§542) 1. - Originalité de la pensée. Cette masse imposante de faits de conscience dont nous venons de donner une classification sommaire, se présente clairement à l'introspection comme phénomènes de connaissance radicalement distincts des sensations externes ou internes analysées au chapitre précédent; car c'est en nous-mêmes d'abord que nous constatons cette originalité de la pensée. On peut certes lui appliquer la définition générale de la connaissance [§419]. Elle est bien «un fait de conscience représentatif d'un objet saisi ou possédé comme distinct de soi». Même dans la réflexion, on réalise une sorte de dichotomie idéale où le moi, sujet pensant, se prend soi-même comme objet de contemplation, entrant ainsi en pleine possession de soi-même. Mais précisément, rien de semblable ne se passe dans la conscience sensible, où le fait de conscience connu est toujours distinct de la conscience elle-même [§439]; et il n'est pas possible de confondre ces deux degrés de réflexion, l'un imparfait et sensible, l'autre achevé et intellectuel.

Moins encore peut-on confondre la pensée avec les sensations externes rivées aux aspects physiques de leurs objets. Les empiristes ont seulement tenté de la ramener à l'image; mais il ne s'agissait alors que d'une seule manifestation de la pensée, à savoir l'idée, objet de la simple appréhension. En réservant ce problème des rapports entre image et idée, examiné plus bas [§560], il reste la riche série des autres opérations qui débordent nettement tout l'ordre sensible. Non seulement ces jugements, raisonnements, réflexions scientifiques, spéculatives ou morales, constituent une richesse psychologique évidemment nouvelle; mais ils s'opposent à la connaissance sensible par deux traits caractéristiques:

a) Les objets connus, idées et vérités, s'y associent en chaînes infrangibles et en systèmes puissamment construits selon leurs lois propres que nous avons exposées en Logique et qui se distinguent radicalement des lois d'association des images [°654]: Qui ne voit l'opposition entre le déroulement fantaisiste des images d'une longue rêverie, et le lien logique des théorèmes de la géométrie d'Euclide?

b) Tandis que les représentations sensibles nous résistent, nos pensées sont à notre libre disposition, non pas sans doute quant à leur vérité qui s'impose rigoureusement dès qu'elle est comprise; mais quant à leurs manifestations subjectives. Nous ne pensons pas comme nous voulons, mais nous pensons quand nous voulons, et à ce que nous voulons. Il n'en est pas de même des perceptions externes, ni des souvenirs ou images dont l'apparition et le développement restent soumis à un déterminisme qui nous échappe.

Bref, le domaine des pensées, plus personnel et plus immatériel constitue incontestablement un monde à part, distinct du monde des sensations et des images. Les empiristes eux-mêmes n'ont jamais nié cette évidence; ils posaient plutôt un problème de nature en essayant de réduire les pensées à des éléments sensibles [°655]. Concluons que les phénomènes de pensées se présentent en psychologie expérimentale, comme un groupe tout nouveau, formant une fonction empirique distincte, à laquelle nous réservons le titre d'intelligence.

§543) 2. - L'«intelligence» des animaux. On pourrait aussi, à la manière du behaviorisme, montrer l'originalité de la pensée en étudiant les conduites extérieures des hommes comparées à celles des animaux. À ce point de vue, on distingue dans le comportement animal, les activités proprement instinctives caractérisées, comme nous le dirons [§754] par l'innéisme et l'uniformité qui entraînent la stabilité et une stricte spécialisation; -- et d'autres activités moins rigoureusement déterminées, qu'on nomme, par opposition aux premières, «conduites intelligentes»; par exemple, l'adaptation aux circonstances nouvelles ou variables, l'acquisition d'habitudes, spécialement le dressage sous la direction de l'homme. On pose ainsi à l'animal divers problèmes, comme trouver son chemin dans un labyrinthe, choisir, entre plusieurs caisses, celle où se trouve l'appât, manier un loquet pour ouvrir cette caisse, user d'instruments, d'un bâton pour rapprocher l'appât trop éloigné, d'un escabeau pour l'atteindre, s'il est trop haut, etc. Rien d'étonnant que l'animal résolve correctement de tels problèmes, tant qu'il reste dans le champ de son instinct. Ses fonctions sensibles de perception, de mémoire, d'estimative et de tendance spécifique, suffisent à la tâche. Mais il échouera toujours dès que le problème dépasse ces limites étroites et tend vers la spéculation où l'intelligence, au contraire, s'épanouit.

C'est pourquoi deux remarques s'imposent ici:

a) La méthode du comportement externe souffre de l'inconvénient de ne pouvoir distinguer deux phénomènes: celui de la connaissance, sensible ou intellectuelle, et celui de l'activité relevant des fonctions appétitives, sensibles ou volontaires; elle définit ainsi l'intelligence par des effets indirects qui en dérivent à travers une autre fonction. Notre méthode plus spécifique use d'une analyse plus rigoureuse; elle reporte au chapitre de l'appétit l'étude du comportement instinctif animal, comme de l'activité volontaire; et c'est par introspection qu'elle caractérise en soi le phénomène intellectuel comme fait de conscience distinct des sensations.

b) Les définitions sont libres; et s'il suffit de résoudre certains problèmes pratiques pour jouir de l'intelligence, on peut parler de l'intelligence animale, en l'opposant, d'une part, au comportement instinctif, et, d'autre part, à l'intelligence humaine. Mais une telle définition est extrêmement fragmentaire: elle ne fait état que d'une seule manifestation de la pensée: résoudre des problèmes; et dans cette seule manifestation, elle ne prend que la partie la moins caractéristique, à savoir les problèmes pratiques et concrets où la pensée, si elle existe, est toute plongée dans la perception sensible, en sorte que cette définition en devient équivoque; car un tel comportement peut s'expliquer également avec ou sans pensée. Pour résoudre des problèmes de ce genre, l'homme pense, parce qu'il réfléchit; mais non point l'animal, dont tout le comportement s'explique par des fonctions sensibles. Bref, l'intelligence animale ne pense pas. Mieux vaut dire qu'elle n'est pas une intelligence. Elle ne mérite même pas ce titre d'une façon spéciale, par participation; car l'instinct animal, qu'on lui oppose, participe lui aussi à la raison, et l'instinct savoir-faire, d'une façon beaucoup plus remarquable que les maigres compléments acquis par l'habitude et le dressage où cette définition trop restreinte enferme toute l'intelligence animale.

C'est pourquoi, procédant en sens inverse du behaviorisme, nous définirons l'intelligence (empiriquement); la fonction de la pensée; et nous dirons que l'animal n'a ni pensée, ni intelligence ou comportement intelligent au sens propre; mais qu'il jouit d'un instinct, et, grâce à celui-ci, d'une vie psychologique sensible parfois intense, dont le sommet est très proche des plus humbles manifestations de la pensée.

§544) 3. - L'intelligence comme instinct. L'instinct est un caractère de l'appétit naturel. Or on constate, comme nous le dirons [§691] que toute fonction possède une sorte d'appétit naturel ou de tendance innée à s'exercer dès que les circonstances s'y prêtent. C'est pourquoi tout «enfant d'homme» en grandissant produit en soi les diverses formes de pensée que nous avons signalées: jugements, recherches, réflexions, etc., avec la même spontanéité irrépressible et, en un sens, la même sûreté infaillible que les activités instinctives propres à chaque espèce animale. La pensée est l'instinct spécifique de l'homme; c'est pourquoi il existe une logique naturelle [§22] que la science logique ne fait que codifier et qui nous conduit à la vérité comme l'instinct conduit l'animal à sa nourriture. À ce point de vue encore, l'opposition entre instinct et intelligence est peu défendable; et pour fonder scientifiquement une classification nette, le mieux est de nous en référer aux objets formels.

2. - L'objet formel de la pensée ou de l'intelligence.

Proposition 18. L'objet formel qui spécifie toute opération de pensée ou d'intelligence est l'aspect d'être ou d'essence intelligible.

A) Explication.

§545). Nous avons établi plus haut [cf. chap. 3, §404] la valeur du critère des objets formels pour définir la nature même des opérations et des fonctions. En cette première section consacrée à la psychologie expérimentale, nous ne devons pas le prendre en ce sens, mais uniquement comme moyen de déterminer un groupe d'opérations ou de faits de conscience homogènes, appelé au sens empirique, une fonction [§416 et §417]. Il s'agit donc de définir la fonction d'intelligence comme étant l'ensemble des phénomènes de pensées, considérés comme un groupe homogène de faits de conscience. Et nous disons que tous ces faits de connaissance sont semblables ou homogènes, et en même temps distincts de tout autre fait de connaissance d'ordre sensible externe ou interne, parce qu'ils saisissent tous leur objet sous l'aspect d'être qui échappe totalement aux sens.

Nous rejoignons ici les premières réflexions de ce traité où nous avons constaté que la notion d'être nous est la plus familière et la plus claire, étant source d'explication pour toutes les autres et n'étant expliquée par aucune autre [§157 et §159]. On peut seulement décrire l'être comme «ce qui est» ou «tout ce qui a un rapport quelconque à l'existence». Il faut maintenant nous placer au point de vue psychologique et montrer par induction que cette notion est bien l'aspect commun et exclusif, unificateur de toutes nos pensées.

B) Preuve d'induction.

§546). a) FAITS. Comme ce caractère profond de notre pensée n'est accessible qu'à l'introspection, nous l'observons d'abord avec plus de clarté dans les opérations les plus achevées et les plus immanentes de notre intelligence.

1. Les trois opérations intellectuelles fondamentales étudiées en logique sont manifestement une saisie des choses sous l'aspect d'être.

a) Toute idée, fruit d'une simple appréhension bien faite exprime un objet définissable par des notes essentielles d'où découleront ses propriétés. Or l'essence d'une chose est précisément «ce par quoi elle est ce qu'elle est»; et c'est par là qu'elle est intelligible. Rien de semblable dans la sensation. Autre chose, par exemple, percevoir ou s'imaginer une locomotive comme une masse mobile, de couleur sombre, à forme et à bruit spéciaux, avec cheminée vomissant la fumée, etc.; et autre chose, l'idée d'une locomotive définie par l'utilisation de la force expansive de la vapeur d'eau. L'image est formée de qualités juxtaposées et externes; l'idée est constituée de notes livrant la raison d'être explicative [°656].

b) Le jugement se différencie de toute association d'image, parce qu'il est la saisie par l'esprit de l'identité représentative de deux concepts: dire, par exemple, «Tout arbre est vivant», c'est affirmer que ce qui est pensé comme arbre est le même être que ce qui est pensé comme vivant. L'être est ainsi l'âme de tout jugement, parce qu'il est l'aspect sous lequel s'effectue toute synthèse judicielle [°657].

c) Enfin le raisonnement n'est qu'un effort pour découvrir la raison d'être du moins connu dans le plus connu. Sous sa forme la plus scientifique de démonstration parfaite (propter quid), il explique, avons-nous dit [§88] «un effet par sa cause propre et directe», la cause étant précisément la raison d'être explicative de la conclusion; ce sera, par exemple, la spiritualité de l'âme qui donnera la raison d'être de son immortalité en fournissant le moyen terme au syllogisme. Et si la démonstration imparfaite se contente d'une cause extrinsèque ou éloignée, c'est toujours en cette raison d'être qu'elle puise son efficacité. D'ailleurs, tout raisonnement est fondé sur des principes premiers connus de soi [§89], source des nouvelles vérités qu'il prouve; et ces principes sont précisément les premiers rayons d'intelligibilité émanés de l'être, comme nous l'avons noté [cf. chap. 1, §181, sq.]. Ainsi le syllogisme ou démonstration directe à priori se fonde sur le principe d'identité: «Deux choses identiques à une même troisième sont identiques entre elles»; en toute induction, le principe d'interprétation est finalement une forme du principe de raison suffisante ou d'universelle intelligibilité de l'être; et la démonstration indirecte ne réduit l'adversaire à l'absurde qu'à la lumière du principe de contradiction, forme négative du principe d'identité qui jaillit immédiatement de l'être.

Bref, en toutes démarches pour constituer la science, l'intelligence saisit son objet sous l'aspect d'être.

2. Or les autres manifestations de la pensée: analyses, comparaisons, synthèses ou liaisons et organisation, sont elles-mêmes orientées vers la conquête de la science; elles n'ont de sens que pour y préparer ou y coopérer. Aussi ne se développent-elles que sous la pression active des exigences de l'être, lorsque, en face de son unité simple et lumineuse, l'expérience impose ses objets complexes et obscurs. La pensée divise alors cet objet par analyse, compare les parties ou principes ainsi obtenus pour dégager l'essence intelligible qu'elle fixe en la synthèse de la définition. Et après un certain nombre d'efforts de ce genre, elle organise les résultats obtenus dans la puissante unité scientifique où, d'obscur, l'objet est devenu intelligible en livrant le secret de son essence ou de son mode d'être. C'est donc celui-ci toujours qui est l'âme de toutes ces manifestations de la pensée.

3. Quant à la réflexion où s'épanouit l'immanence de l'activité intellectuelle, il faut noter qu'elle porte avant tout sur l'existence même du sujet pensant, lorsqu'il agit, selon la formule célèbre et très exacte en de sens: «Je pense, donc je suis». Par l'intuition immédiate de notre moi pensant, qu'il s'agisse de cette conscience implicite qui accompagne tout acte de pensée et fait corps avec elle, ou qu'il s'agisse d'un effort spécial d'attention pour nous rendre compte explicitement en pensant, que nous pensons, nous constatons clairement notre existence actuelle. En effet, pour agir en pensant, il faut évidemment exister. Nous constatons notre existence comme être pensant, qui «est ce qu'il est», distinct de l'objet pensé, et d'une distinction réelle (par exemple, si nous pensons, à Dieu ou à un arbre). C'est donc parce que la pensée agissante est elle-même comprise, en sa qualité d'existante, sous l'aspect d'être (ou de rapport à l'existence) sous lequel l'intelligence saisit toute chose, qu'elle peut «se penser elle-même», ou qu'elle peut par réflexion se rendre compte qu'elle existe et chercher ce qu'elle est.

4. Enfin, les manifestations dérivées de la pensée dans le comportement externe suivent évidemment la même loi, n'étant qu'une participation à l'activité immanente où tout s'unifie à la lumière de l'être. Cela est manifeste en particulier pour le langage qui n'est vraiment humain et compris qu'avec l'apparition des phrases ou propositions complètes dont l'âme est précisément la copule verbale «est». Aussi a-t-on dit justement: «L'homme se distingue de l'animal parce qu'il est capable de donner un sens à ce petit mot "est"».

b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION. Or l'aspect spécial sous lequel une fonction atteint son objet matériel en toutes ses opérations (qui constituent ainsi un groupe homogène), est son objet formel par lequel elle se distingue de toute autre fonction.

L'être est donc bien l'objet formel de la pensée ou de l'intelligence et pour synthétiser toutes les définitions empiriques données précédemment, nous conclurons: «Penser, c'est connaître sous l'aspect d'être». C'est se rendre compte de ce qu'est en fait, ou peut être, par hypothèse, ou doit être en droit, ce que l'on considère.

C) Corollaire.

§547) Unité de l'intelligence. Un des caractères les plus saillants de l'objet formel de la pensée est sa vaste extension. L'être embrasse toutes choses, y compris l'infini [§160]; car en dehors de lui, il n'y a rien. C'est pourquoi, tandis que les fonctions de connaissance sensible doivent se multiplier pour mieux connaître la richesse du réel, parce que leurs objets formels, concrets et limités, se distinguent en s'opposant, la fonction de l'intelligence est capable d'épuiser l'explication de l'univers en gardant son unité, parce que rien n'échappe à l'amplitude de son objet formel. Par le fait, elle reprend à son point de vue plus universel, tous les objets déjà connus à un point de vue plus restreint, par les fonctions sensibles. L'intelligence est le grand facteur d'unité de notre connaissance.

D'autre part, dans un champ d'action si vaste, on peut évidemment constituer des sous-groupes, qu'on peut dire «fonctions empiriques» distinctes, à condition de ne donner à cette distinction qu'une valeur purement expérimentale de groupements d'opérations, et de reconnaître en tous ces groupes un authentique exercice de pensée. On peut ainsi considérer comme fonction intellectuelle spéciale, chacune des manifestations signalées plus haut. Les distinctions les plus courantes semblent être:

1. L'intelligence spéculative et l'intelligence pratique, la première ayant pour objet, la nature des choses en elles-mêmes; la seconde, l'action à accomplir [°658];

2. La mémoire intellectuelle qui s'oppose à la connaissance actuelle, comme fonction de retenir les vérités acquises et de les reproduire fidèlement. Mais cette conservation se réalise, comme nous l'avons dit [§461], par mode d'habitude psychologique ou de science, en sorte que cette mémoire est proprement l'intelligence dans ses fonctions scientifiques;

3. Le bon sens défini comme intuition immédiate des premiers principes [°659] soit spéculatifs, soit pratiques; opposé à la raison comme fonction de recherche de la vérité par démonstration [°660];

4. Enfin la conscience qui est l'intelligence dans son activité de réflexion, de contrôle et d'appréciation.

[précédente] [suivante]

| Accueil >> Varia >> Livres >> Précis de philosophie