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Éthique (§1298 à §1312)

Article 4. Le corporatisme ou l'organisation professionnelle.

b114) Bibliographie spéciale (Le corporatisme ou l'organisation professionnelle)

§1298). La corporation, comme association professionnelle, répond à un vrai besoin naturel, presque au même titre que la famille ou la société civile: car, sans être, comme ces deux dernières sociétés, imposées par la loi naturelle, elle est appelée d'une façon si pressante par les relations quotidiennes des hommes travaillant aux mêmes métiers, qu'on a beau la prohiber, elle reparaît spontanément sous diverses formes: et le progrès de l'économie au XIXe siècle l'a rendue actuellement comme inévitable. Mais, prise en ce sens général, elle déborde l'ordre économique tout en y trouvant son meilleur champ d'application. Aussi est-il opportun d'étudier d'abord la nature de l'institution corporative prise en elle-même, dans ses principes moraux et les traits essentiels de sa structure qui l'opposeront, comme régime économique, au capitalisme. À cette lumière, nous pourrons juger les nombreux essais de réalisation d'ordre économique déjà tentés, et le chemin qu'il reste à parcourir. De là, deux paragraphes:

1. - Nature de l'institution corporative.
2. - Réalisations d'ordre économique.

1. - Nature de l'institution corporative.

Thèse 24. 1) La corporation doit être une institution sociale, organisée en vue du bien commun de la profession, et douée sur celle-ci d'une autorité effective, mais subordonnée à l'État. 2) La corporation économique a un triple rôle essentiel: a) assurer l'application des règles morales dans la vie économique; b) procurer la prospérité de la profession par la coopération de ses membres, et en réglant la libre concurrence sans la supprimer; c) représenter les intérêts professionnels auprès de l'État.

A) Explication.

§1299). Le terme «corporatisme» est souvent employé pour désigner une organisation politique, telle qu'on la trouvait, par exemple en Italie, en Autriche et même en Allemagne, et telle qu'elle subsiste toujours au Portugal. En ce chapitre de morale économique, nous le prenons en un autre sens, comme s'opposant au capitalisme, pour désigner le «régime économique caractérisé par l'organisation des professions en institutions sociales, appelées corporations». Mais avant de considérer cette institution dans l'ordre économique, il convient de la définir en elle-même d'une façon générale.

1. - En général. La corporation se présente comme la profession organisée. Or on appelle «profession» toute forme stable de travail. C'est pourquoi, selon la division donnée plus haut [Cf. travail économique et culturel, §1153], on distingue d'abord deux genres de profession: les professions libérales, dont l'objet sont les diverses espèces de travail culturel: avocats, médecins, professeurs, etc.; et les autres qu'on peut appeler «professions économiques» où la division croissante du travail introduit de multiples ramifications, suivant toutes les espèces définies et stables du travail économique.

Il est souvent difficile de distinguer nettement ces formes ou espèces définies de travail afin de délimiter le champ d'une profession. Le meilleur critère est le but que poursuit le travailleur; car le travail se définit comme une activité proprement humaine, et celle-ci se spécifie par sa fin. Ainsi, les étudiants se rattacheront à diverses professions, selon qu'ils se préparent à la médecine, au barreau, etc., et, dans l'ordre économique, les spécialisations dues au taylorisme n'entraînent pas la diversité des professions, mais bien la distinction de biens utiles ou services déterminés: toute exploitation [Cf. définition de l'exploitation, §1163] est une profession.

Si une seule personne ou un seul chef de famille avec les siens s'adonne à une forme de travail ainsi définie, il ne peut avoir qu'un but individuel, et le capitalisme à ses débuts, lié à une économie libérale pure, n'en reconnaissait point d'autres. Mais en fait, dès que plusieurs travailleurs, même concurrents, choisissent la même profession, il s'établit nécessairement entre eux des rapports, et ils pourront en s'entraidant obtenir un résultat meilleur, inaccessible aux efforts de chacun en particulier. Ainsi il existe un bien commun de la profession, et une société peut s'établir pour le réaliser. On appelle corporation en général cette association des travailleurs d'une même profession en vue d'en réaliser le bien commun, en prenant ici travailleur dans le sens le plus général: travail d'ordre culturel, comme d'ordre économique: de direction, d'exécution, de technique, etc.

Pourtant, une simple association, librement consentie, même dans le cadre de la législation existante, ne répondrait pas pleinement à l'idée de corporation: celle-ci doit être une institution.

L'institution exprime une de ces notions simples qui s'imposent de soi dans les multiples exemples où on la rencontre, d'une façon d'ailleurs très diverse, selon les règles de l'analogie: la propriété, la famille, l'école, la république ou la royauté sont des institutions. On pourrait dire que l'institution en général est un élément social, caractérisé par sa durée et son organisation juridique. Elle a toujours rapport à la société sans toujours la réaliser pleinement; elle en est, disait A. Comte, une condition objective, comme le langage ou la propriété: en ce sens, elle est un élément social. Parfois aussi, elle peut, comme la famille, réaliser une vraie société, en tant que celle-ci s'intègre comme élément, dans un ensemble plus vaste.

Mais ce qui frappe surtout dans l'institution, c'est son caractère de permanence. Les individus passent, les institutions restent: elles sont comme une masse traditionnelle qui s'impose aux nouveaux-venus et oriente dès l'abord leur mode d'agir, de sentir et de penser en un sens déterminé.

Enfin toute institution se fonde sur une certaine loi qui lui donne une organisation en quelque sorte expérimentale et visible par les règles coutumières ou écrites qui l'expriment. Ce fondement juridique peut être une loi positive, divine ou humaine, ou simplement de loi naturelle, comme dans la famille; mais ces institutions, jaillies primitivement de la nature, sont le plus souvent perfectionnées par un code positif.

La vraie notion de corporation est celle d'une «institution sociale», c'est-à-dire d'une association qui ne dépend pas de la volonté des contractants, libres de la rompre à leur gré, mais qui préexiste et s'impose aux nouveaux membres éventuels. Chacun, sans doute, reste libre de choisir son métier, mais de même qu'en se mariant librement on doit accepter les règles de l'institution familiale, ainsi en entrant dans une profession, on doit en respecter les règles corporatives. C'est pourquoi celles-ci, pour jouer leur rôle, doivent se constituer en organisation juridique. C'est pourquoi aussi la corporation embrasse de soi tous les membres de la profession, tous les avocats par exemple, ou tous les menuisiers; à l'opposé des associations libres, elle est unitaire et obligatoire, et en cela, participe au caractère des institutions publiques, comme les communes où chacun est incorporé de droit.

Cette dignité lui confère évidemment sur ses membres une autorité effective, indispensable à toute société pour atteindre son bien commun. Cette autorité s'exerce par trois principaux pouvoirs:

1) Un pouvoir de réglementation: la corporation doit indiquer efficacement les moyens requis par le bien commun de la profession, en édictant des règles obligatoires en conscience pour tous ses membres, analogues aux lois de l'État. À cet effet doit exister un organisme compétent, comme un conseil professionnel.

2) Un pouvoir de direction: les initiatives individuelles ou les entreprises particulières doivent être respectées; mais l'observance des règlements doit être surveillée, et s'il le faut, imposée aux récalcitrants. Il faut ici un organisme analogue au gouvernement, comme un comité directeur.

3) Un pouvoir judiciaire: pour toutes contestations concernant la vie intérieure de la profession, celle-ci doit avoir ses tribunaux aptes à les dirimer et, le cas échéant, à imposer les sanctions utiles.

Comme personne morale, la corporation peut acquérir et gérer un patrimoine professionnel; elle doit aussi percevoir les fonds indispensables au personnel et aux fonctions d'intérêt général: d'où l'exigence de cotisations obligatoires qui ont le caractère d'un impôt demandé par le bien commun.

Mais le champ d'action de ces pouvoirs s'arrête avec la profession. Il y a sans doute de nombreuses relations utiles, sinon indispensables, avec les professions voisines. C'est l'objet de contrats interprofessionnels, passés entre personnes morales, comme il y en a entre personnes privées; mais il n'y a plus de société supérieure autre que la société civile, seule souveraine, chargée de coordonner les efforts de tous pour le bien commun national. À ce point de vue, les corporations, dans leurs relations mutuelles, comme chacune dans leurs activités propres, restent soumises au contrôle actif de l'État.

Bref, la corporation est «l'institution d'un corps officiel et public, intermédiaire entre les entreprises particulières [°1736] et l'État, chargé de la gérance du bien commun, au sein d'une profession déterminée» [°1737].

§1300) 2. - Dans l'ordre économique. L'application de cette définition montre le rôle éminent de la corporation au double point de vue de la morale et de la technique ou science économique.

1) Point de vue moral: le régime corporatif, en prenant comme but le bien commun de la profession, s'oppose radicalement au capitalisme pur et en corrige le vice essentiel: l'érection en but suprême du capital-monnaie, considéré comme de soi et indéfiniment fructueux. Sans doute, même en corporatisme, le profit ou gain pécuniaire peut rester un but légitime du chef d'entreprise dont il est la rémunération, et spécialement dans la profession de négociant; mais ce profit (comme d'ailleurs l'intérêt modéré, revenu du capital) perd sa prédominance et retrouve son rang subordonné de simple moyen, parce que tout est orienté vers le bien commun; fruit du travail organisé de tous les membres de la profession.

Le travail étant pour l'homme le moyen providentiel de réaliser sa destinée, c'est la personne humaine qui est ainsi remise au centre de la vie économique; d'où découle une double conséquence.

a) D'abord, dans son domaine propre, la corporation cherche avant tout le revenu réel, celui qui répond en fait aux besoins des hommes (et non le revenu pécuniaire); et elle se porte spontanément [°1738] à satisfaire, par son produit, les besoins réels de sa clientèle.

b) Ensuite, elle envisage ce but économique, essentiel pour elle, tel qu'il est, avec sa place subordonnée dans la hiérarchie des biens qui constituent le but de la vie pour la personne humaine: et le bien commun qu'elle poursuit intègre tous les aspects culturels inséparables du travail professionnel. Ainsi, les conditions d'hygiène, de sécurité; les assurances contre tous les risques, accidents, maladies, chômage, etc.; l'instruction non seulement technique pour l'apprentissage du métier, mais aussi comme complément de formation culturelle artistique, l'organisation des loisirs, etc.; tout ce qu'on range parmi les assurances ou les oeuvres sociales, de droit, relève d'elle pour ses membres. Et l'accomplissement de cette double tâche se résume en une seule: assurer dans la vie professionnelle l'application de toutes les règles de morale économique, individuelle et sociale, que nous avons analysées.

2) Point de vue technique: ce qu'on reprochait avant tout aux anciennes corporations du XVIIIe siècle, pour les supprimer, c'était de s'opposer par la rigidité de leurs cadres et leurs nombreux monopoles, à la libre expansion du progrès économique. Reproches fondés, mais dus aux défauts historiques d'une institution décadente. La corporation, dans son essence, ne les entraîne nullement. Au contraire, elle rejoint le régime capitaliste en ce qu'il a de bon, pour reconnaître à la base de l'économie trois principes de vie et de progrès: la propriété privée, l'institution de chefs d'entreprises et la libre concurrence, en corrigeant seulement les excès du libéralisme par la discipline du bien commun. L'organisme unitaire qui encadre tous les membres d'une profession laisse à chacun ses responsabilités et ses ressources propres; il n'exproprie aucun des propriétaires, tout en leur rappelant leur devoir d'être au service de tous. Il permet aussi en son sein la formation de toutes sortes d'associations libres, non seulement d'ordre culturel ou d'entraide sociale, mais aussi de travail économique. C'est pourquoi les multiples entreprises, soit individuelles, soit de forme sociale, y subsistent librement.

Cependant, les sociétés ou grandes entreprises capitalistes de forme pure sont de soi incompatibles avec le régime corporatif. Les holdings ou trusts, centralisant des affaires hétéroclites ou énormes, doivent être ramenés à l'échelle humaine de la profession où toute entreprise, comme nous l'avons dit, correspond normalement à une seule exploitation. La société anonyme devrait être modifiée pour rendre au chef réel la responsabilité que lui impose la morale. L'entreprise bancaire devrait renoncer à la domination, que lui donne trop souvent le régime capitaliste, sur de nombreuses industries: elle devrait accepter les règles d'une corporation professionnelle; et le crédit, pour retrouver son rôle normal et subordonné, devrait être ramené, lui aussi, à l'échelle professionnelle. D'ailleurs, la sage direction corporative et les ententes interprofessionnelles, éclairées par le souci du bien commun, sont une force aussi puissante et plus efficace que les grandes concentrations capitalistes pour lutter sur le champ de la concurrence internationale.

Car la corporation ne supprime nullement la concurrence, comme on l'imagine trop souvent, pas même en son sein; et les règles qu'elle lui impose la garantissent plutôt, en protégeant le faible contre le fort et en lui assurant le maximum de rendement. Ainsi, en chaque profession organisée, chacun peut commencer une nouvelle entreprise en choisissant le lieu et les moyens qui lui conviennent; puis commencer la conquête des débouchés; mais la corporation se réserve le droit d'arrêter celle qu'elle jugerait nuisible ou inutile, de contrôler les moyens employés, pour enrayer la concurrence déloyale, en garantissant par exemple les marques de fabrique, en réprimant les fraudes, en exigeant la qualité, etc. ou même en distribuant les contingentements ou en déterminant les prix, selon les exigences du bien commun. Ces dernières limitations sont parfois si évidemment utiles que le régime capitaliste lui-même en sa dernière phase s'y était spontanément soumis [§1183].

De là, une discipline établie dans la production, sur le plan national d'abord, puis international, afin de l'adapter convenablement à la consommation. Cette adaptation ne s'inspire non plus seulement de la pure valeur d'échange économique, c'est-à-dire des profits et pertes du seul capital-monnaie; mais surtout de la valeur réelle et objective des biens et services produits, c'est-à-dire de leur aptitude à satisfaire les besoins légitimes de l'humanité. En effet, tel est le bien commun authentique, but des corporations. Les progrès constants de l'économie d'échange et le commerce international qui en est la suite donnent à chaque profession un aspect universel, parfois mondial, qui requiert une organisation, pour éviter le retour des grandes crises, comme celle de 1930. La solution idéale serait peut-être une institution corporative mondiale; mais tant que les États particuliers restent souverains, les corporations, comme institutions, restent aussi nationales. Elles doivent cependant se prolonger dans une organisation internationale où se régleront les problèmes, dans un même souci du bien commun mondial, par contrats intercorporatifs ou par conventions entre pouvoirs politiques; et l'organisation corporative assurera en chaque pays la bonne exécution des directives générales. Ainsi, l'acceptation d'une discipline sagement tempérée en régime corporatif est capable de maintenir l'équilibre de la vie économique en sauvegardant en celle-ci une vraie initiative privée et une libre concurrence raisonnable.

B) Preuve.

§1301) 1. - Corporation, société naturelle. L'homme, «animal social», a le devoir imposé par la loi naturelle de se constituer en société civile, en sorte que celle-ci, jouissant du pouvoir souverain, doit d'abord garantir et protéger les droits de chacun de ses membres et des sociétés qu'ils forment légitimement entre eux: elle doit suppléer à leur défaillance sans jamais entraver ni remplacer leur initiative.

Or, à côté de la famille, dont le statut s'impose clairement aux sollicitudes de l'État, il y a l'institution professionnelle, réclamée par la nature même de la vie humaine, et d'une façon plus impérieuse dans l'économie évoluée actuelle. «De même, dit Pie XI, que ceux que rapprochent des relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les membres d'une même profession, quelle qu'elle soit, à créer des groupements corporatifs, si bien que beaucoup considèrent ces groupements comme des organes sinon essentiels, du moins naturels dans la société» [°1739].

C'est pourquoi la corporation tend à s'organiser d'elle-même par la coopération des intéressés, et elle possède de droit, par la nature des choses, l'autorité requise pour cela; l'État n'a pas à la lui conférer, mais seulement à la reconnaître et à la garantir.

§1302) 2. - Rôle de la corporation économique. Le triple rôle de la corporation économique découle de sa définition même. Comme elle est une société intermédiaire, ayant sous elle les individus et la famille, et au dessus d'elle l'État, elle doit, vis-à-vis de ses membres, veiller à l'observance des exigences générales du bien commun professionnel qui concernent, comme nous l'avons dit, soit l'ordre moral, soit l'ordre technique; et vis-à-vis de la société civile, elle est évidemment le représentant qualifié des intérêts de la profession qu'elle organise. Il suit de là qu'au plan corporatif tous ceux qui collaborent au travail économique, aussi bien ouvriers d'exécution que techniciens et patrons ou travailleurs de direction, sont liés entre eux par un vrai «contrat moral de société», par des droits et devoirs d'aide mutuelle en vue du même bien commun. C'est pourquoi tous doivent être intéressés par le fonctionnement de l'institution, à réaliser cette coopération sociale ou «communauté de travail». Ce but peut être obtenu de diverses façons. L'une des plus efficaces est d'assurer à toutes les formes de travailleurs (patrons, techniciens et ouvriers), une participation dans les organismes qui exercent les divers pouvoirs corporatifs.

C) Corollaires.

§1303) 1. - Corporatisme d'État. La corporation, comme représentant autorisé des professions, a évidemment sa place en tout État bien organisé. Mais plusieurs théoriciens lui donnent un rôle proprement politique, comme celui d'élire une chambre corporative qui remplacerait l'ancien parlement, ou du moins constituerait la deuxième assemblée souveraine, une sorte de sénat corporatif. Les réalisations dictatoriales, au Portugal et en Autriche, et plus encore en Italie et en Allemagne, avaient ce caractère.

Ces conceptions ne sont pas nécessairement mauvaises; mais elles soulèvent un problème tout différent de morale politique. De soi, l'institution corporative est compatible avec toutes les formes de gouvernement qui réalisent vraiment leur mission; c'est donc une erreur de lier, comme certains le font, l'existence du corporatisme avec la suppression de la démocratie politique. Bien plus, s'il s'agit de corporations économiques, on doit les déclarer inaptes à jouer un rôle politique, parce qu'elles ne représentent qu'un élément du bien commun national. On pourrait leur conférer un rôle dans la confection des lois touchant à l'économie: mais ce rôle devrait rester consultatif. Il vaut toujours mieux, en effet, que l'autorité ne soit point partagée; et l'État souverain doit rester l'arbitre suprême du bien commun à l'égard des corporations, comme à l'égard des autres associations particulières.

§1304) 2. - Corporation et religion. Si la corporation a un rôle moral vis-à-vis de ses membres, elle peut aussi avoir un rôle religieux [°1740]: les corps de métiers du Moyen Âge avaient leur Patron et leurs fêtes propres, et des clauses religieuses dans leurs règlements. Mais ici encore, cette conception, qui peut être excellente, n'est pas essentielle à l'institution corporative, parce que l'aspect religieux de la morale relève, en fait, d'une société surnaturelle établie par Dieu: l'Église, et à son égard, la corporation se trouve désormais dans la même situation que la société civile. En principe, elle doit coopérer avec elle, aidant ses membres à rester bons chrétiens. Mais en fait, étant donné que parmi les membres de la profession, puisqu'elle les embrasse tous, il y a diversité de foi ou d'opinions religieuses, elle peut, et souvent elle doit s'en tenir à promouvoir la morale naturelle, en établissant un code de «déontologie professionnelle», et elle laisse aux associations particulières qui peuvent se former en son sein, comme des sections d'Action Catholique, le soin de veiller aux intérêts religieux.

§1305) 3. - Le social et l'économique. On désigne souvent ainsi les deux champs d'action des corporations économiques. Mais le sens de cette distinction n'est pas toujours clair, et l'on remarque avec raison que dans la pratique les deux champs d'action se compénètrent et sont inséparables. Il convient, semble-t-il, d'identifier ce qu'on nomme l'ordre social avec l'aspect moral de la vie économique, car c'est toujours le point de vue moral qui inspire les réformes et les oeuvres dites sociales, comme le salaire familial, les assurances sociales, etc. De l'autre côté, il faut identifier l'ordre économique avec l'aspect technique, ou le phénomène considéré comme objet de la science positive, soumis aux lois de la production et de l'échange, que la corporation d'ailleurs doit connaître et respecter, si elle veut réaliser pleinement le bien commun de la profession, et même lui imposer efficacement une régulation morale.

§1306) 4. - Existence de corporations. En dehors du corporatisme d'État, les institutions proprement professionnelles ont presque totalement disparu depuis la Révolution de 1789: cependant, il en existe encore en certaines professions libérales, où on les appelle «ordres». Ainsi les barreaux d'avocats, soumis à la loi du 22 Ventôse, an XII, et au décret du 14 décembre 1810, qui ont seuls survécu en France et en Belgique, après la loi Le Chapelier. L'ordre des médecins, rétabli en Belgique par une loi du 25 Juillet 1938. On peut citer aussi la profession des agents de change, dont l'organisation est réglée par le code de commerce. Les autres professions sont encore, de droit, en régime purement libéral, avec leurs membres, individus ou entreprises particulières indépendantes, soumis au jeu de la libre concurrence, sous la direction immédiate de l'État.

Mais pour rétablir l'organisation professionnelle intermédiaire, il est nécessaire de procéder d'une façon progressive et prudente, en sorte que les nouveaux organismes répondent toujours à un besoin réel; car la création de cadres inutiles se traduit simplement par la charge de cotisations ou impôts nouveaux avec les formalités d'une nouvelle bureaucratie, ce qui rend odieuse une institution dont nul n'expérimente les services.

Le corporatisme pur, tel que nous venons de l'établir, est donc un idéal qu'on ne peut traduire dans les faits qu'avec une sage lenteur [°1741].

2. - Réalisations d'ordre économique.

Thèse 25. 1) L'organisation du régime corporatif en économie est plus aisée dans les entreprises restées personnelles ou familiales que dans les grandes entreprises capitalistes; 2) en celles-ci, le syndicat d'inspiration morale et professionnelle, est une excellente transition entre le capitalisme et le régime corporatif, où il doit garder le rôle de trait d'union entre le bien commun professionnel et les intérêts individuels ou familiaux; 3) on rencontre en outre dans l'économie actuelle plusieurs éléments précorporatifs, de réglementation, de coopération ou d'entente professionnelle.

A) Explication.

§1307) 1. - Les deux secteurs. L'économie, au point de vue du régime corporatif à instituer, peut être répartie en deux secteurs:

a) celui des grandes entreprises où le travail d'exécution est confié à des salariés, souvent prolétaires, et où plus spécialement se pose le problème du syndicalisme (2e partie).

b) celui des entreprises personnelles ou familiales, où le patron travaille aussi à l'exécution, avec ses ouvriers.

L'extension des deux secteurs varie suivant les pays. En Amérique, par exemple, la grande entreprise envahit même certaines exploitations agricoles spécialisées, ce qui n'est pas le cas de pays comme la France et la Belgique. En général, on peut dire que le premier secteur se rencontre avant tout dans l'industrie, et le second dans l'agriculture et l'artisanat. Ainsi, d'après la statistique générale de France, en 1938, «l'artisanat, le commerce et l'industrie comptaient 950000 établissements, dont 227000 n'employant pas de salariés. Restent 723000 entreprises artisanales, commerciales et industrielles qui emploient et font vivre des ouvriers, des employés et parfois des agents de maîtrises. Elles se divisent ainsi: 721000 entreprises occupent de 1 à 500 salariés chacune, au total, en chiffres ronds: 5.8 millions de personnes; en moyenne de 80 à 81 salariés par entreprise; - 1.263 entreprises occupant chacune plus de 500 salariés, au total: 1.72 millions de personnes; en moyenne, 1360 salariés par entreprise» [°1742]. Quant à l'agriculture qui compte plus d'établissements encore, une enquête menée d'octobre 1937 à février 1938 trouvait: «4 665 775 chefs d'exploitation, 851549 travailleurs isolés, 2 126 205 ouvriers souvent propriétaires de quelque bien. Il n'y a pas de sociétés anonymes; les salariés sont rarement des prolétaires et peuvent le plus souvent devenir métayers ou fermiers» [°1743]. La situation est sensiblement la même en Belgique.

Dans ce secteur qui apparaît considérable, où les entreprises restent personnelles ou familiales, sans aucune opposition entre direction et exécution, entre «patrons» et «ouvriers», il est clair que des associations mixtes ou de forme corporative se présentent naturellement, s'adressent à tous les membres de la profession sans distinction, et conduisent directement à l'institution corporative. Ainsi le Boerenbond belge (avec sa réplique en Wallonie: L'Alliance agricole), appelle «syndicat» ou mieux «gilde», des associations paroissiales de familles paysannes, en sorte que l'inscription du chef de famille entraîne celle de tous les membres. Il comptait en 1924, 1123 gildes avec 98268 membres. Son programme est très étendu: il a «pour but général de travailler au progrès religieux, intellectuel et social de ses membres et de prendre à coeur leurs intérêts matériels» [°1744]. Il synthétise ainsi une section d'action catholique, avec participation officielle du clergé, et une section professionnelle, avec ses divers aspects culturels et économiques: chaque gilde possède pour ses membres des oeuvres (comme section d'achat en commun, ou de vente des produits agricoles), une mutuelle d'assurances, une caisse d'épargne et de crédit, etc.; elle s'occupe aussi de l'instruction professionnelle et de la culture générale de ses membres. On est là très près du régime corporatif.

Citons aussi, pour l'artisanat, les horlogers de la Suisse romane qui, en 1933, sous l'impulsion de l'abbé Savoy, se sont constitués spontanément en corporation, avec pouvoir de prendre des décisions obligatoires concernant les intérêts collectifs de la profession, - et tribunaux professionnels pour veiller à leur exécution. C'est l'union romande «groupe des corporations de commerçants, d'horlogers, de patrons et travailleurs du bâtiment, du bois, de l'artisanat, des corporations paysannes». La loi fribourgeoise du 3 Mai 1934 en reconnaît l'existence [°1745]. Cependant, ces organisations comprennent des représentants de patrons, des techniciens et des ouvriers, en maintenant les syndicats, dont nous devons maintenant préciser le rôle.

§1308) 2. - Le syndicalisme. Le syndicat est «une association de personnes de même profession ou de professions similaires en vue d'étudier, de défendre et de promouvoir leurs intérêts professionnels» [°1746]. La législation, en bon nombre de pays, en particulier en France, en Belgique et en Angleterre, en reconnaît l'existence et lui concède certains droits, comme celui d'avoir des propriétés. Ainsi défini, le syndicat peut prendre trois formes: syndicats de patrons, syndicats d'ouvriers, syndicats mixtes. Ces derniers, comme nous l'avons dit, se sont beaucoup développés dans le milieu rural, où les conditions professionnelles favorisent la coopération de tous à la même tâche, sans distinction de classes; ces sortes de syndicats, souvent groupés en unions et fédérations [°1747] et complétés par des chambres d'agriculture, sont une préparation directe aux corporations.

Les patrons de leur côté choisissent souvent, dans l'industrie, comme cadre de leur union, les sociétés capitalistes: trusts et holdings, ou les ententes comme cartels ou consortiums: ils restent alors sur le terrain moralement neutre de la science économique, non sans danger de tomber dans les graves déviations morales du capitalisme que nous avons signalées [§1290]. Il existe aussi quelques syndicats patronaux, avec un programme à la fois social et économique, c'est-à-dire cherchant le progrès aussi bien moral que technique de l'entreprise; telles sont en particulier les Associations de Patrons chrétiens: mais jusqu'à ce jour, la discipline et l'union d'action y sont moins rigoureuses que dans les sociétés économiques capitalistes: celles-ci restent les plus représentatives du patronat industriel.

C'est le syndicalisme ouvrier qui a le plus d'extension et d'importance; mais il se présente sous deux formes inégalement légitimes. Notons d'abord que son terrain d'élection est celui des entreprises capitalistes, surtout des grandes entreprises, où s'affirme nettement la distinction entre les patrons qui se réservent, avec la propriété des produits et des moyens de production, tout le travail de direction; et les ouvriers, chargés de l'exécution sous le régime du salariat et réduits de plus en plus à l'état prolétaire. Sans doute, on le rencontre aussi parmi les salariés de l'artisanat ou les petits employés; ainsi le syndicalisme chrétien a commencé en France par un Syndicat des employés du commerce et de l'industrie, fondé à Paris en 1887; et beaucoup d'instituteurs communaux appartiennent à la C.G.T. Mais la nécessité de l'union s'est surtout imposée aux ouvriers d'usine pour défendre leurs intérêts en face de ceux du capital. Aussi, sous le couvert d'une même législation, il existe deux formes très diverses de syndicats:

1) Les syndicats d'inspiration socialiste, dont le but est la lutte des classes conforme à la doctrine de K. Marx et qui, malgré ses efforts pour rester professionnel, est irrésistiblement entraîné à l'action politique. Ainsi la Confédération générale du travail (C.G.T.) en France, au Congrès de Lyon (1919) déclare que «son but essentiel est la disparition du patronat et du salariat» au moyen de la lutte des classes: elle «entend instaurer un régime nouveau dont le caractère essentiel doit être de donner aux forces de production la direction et le contrôle de l'économie collective»; elle est ainsi «dans son origine, son caractère présent, son idéal permanent, une force révolutionnaire»; et son arme principale est la grève générale [°1748]. Cette forme syndicale suppose donc l'erreur du matérialisme historique qui réduit l'idéal de la culture à la prospérité économique; c'est pourquoi son action passe naturellement du plan professionnel à l'ordre politique et révolutionnaire. Plus explicitement encore, tout syndicat communiste est un prolongement du parti politique dont il n'est qu'un instrument d'action directe, en attendant de devenir, comme en République Soviétique, un organisme de gouvernement.

2) Les syndicats d'inspiration morale et professionnelle, au contraire, défendent les intérêts de l'ouvrier en évitant ce double défaut de se fonder sur le matérialisme et de confondre leur rôle avec l'action politique. C'est pourquoi ils ont deux caractères essentiels:

a) Ils sont d'inspiration morale: ils admettent pleinement toutes les règles de morale générale et économique établies plus haut, en particulier le but véritable de la vie placé dans la civilisation spiritualiste, et la gloire de Dieu à réaliser pleinement dans l'autre vie, avec toutes les conséquences qui en découlent pour la consommation légitime, le juste prix, etc.; ils condamnent évidemment les excès du capitalisme, et cherchent même à réformer le salariat, mais d'accord avec les patrons, car ils réprouvent comme immorale la lutte des classes et lui substituent l'idéal de la coopération.

b) Ils sont exclusivement professionnels: car ils respectent la distinction qui s'impose entre les ordres de valeurs constituant la civilisation; et ils se spécialisent dans l'ordre économique conformément à la tendance naturelle déjà signalée, selon laquelle les hommes adonnés aux mêmes tâches s'unissent spontanément pour mieux défendre leurs intérêts par l'entraide sociale; et dans le milieu professionnel lui-même, ils se spécialisent plus encore en s'adressant aux seuls ouvriers, travailleurs d'exécution, parce que le régime capitaliste a créé ce groupe de plus en plus nombreux de salariés avec des intérêts communs, distincts et souvent opposés à ceux des patrons. Cette union des ouvriers est d'abord, comme nous l'avons dit [§1210], le moyen de rétablir l'équilibre entre l'offre et la demande sur le marché du travail. Mais elle apporte aussi le remède à de nombreux défauts du régime. Les cotisations des membres ont constitué un fond de réserve pour les chômages technologiques; puis la même entraide s'est généralisée, pour fournir les diverses assurances sociales, maladie, familles, etc.; enfin, les syndicats ont organisé toutes les espèces de services éducatifs et culturels: cours d'enseignement professionnel, organisation des loisirs, hygiène; services de renseignements techniques, d'application des lois sociales; etc.

Pour réaliser cette action, le syndicat doit d'abord s'adapter aux diverses professions et se diversifier avec elles, car leurs besoins sont souvent divers. Le syndicat prend ainsi des formes multiples et peut pénétrer dans l'artisanat et dans le monde des employés comme dans la grande industrie; mais ces nombreuses associations, forcément modestes, ont dû ensuite se fédérer (selon la double hiérarchie des milieux et des régions) afin d'être capables de créer ces oeuvres sociales que nous venons d'énumérer. La «société professionnelle ouvrière» en s'organisant sur une plus large base, atteignait ainsi un véritable bien commun, inaccessible à chacun en, particulier. Il est évident que par une action de ce genre le syndicat réalise pour sa part le but même de l'institution corporative, et devient une excellente transition entre celle-ci et le capitalisme.

§1309). Notons que si, en droit, ces syndicats peuvent se caractériser, comme nous l'avons fait, dans l'ordre de la pure loi naturelle, comme d'inspiration morale et professionnelle, en fait ils sont pour la plupart d'inspiration religieuse: très souvent, ce sont des syndicats chrétiens formés de catholiques convaincus, puisant leur inspiration dans les enseignements officiels de l'Église, avant tout dans les deux grandes Encycliques sociales [°1749]: Rerum Novarum, (16 Mai 1891) de Léon XIII; et Quadragesimo Anno (1931), de Pie XI. Ces syndicats, en plusieurs pays, sont organisés en confédérations nationales, et ont une réelle puissance: par exemple en Belgique (C.S.C., avec 500000 membres en 1950) et en France (C.F.T.C., avec 140000 membres en 1920); ils se sont aussi constitués en Confédérations internationales des syndicats chrétiens (C.I.S.C.) au Congrès de La Haye (1920) où étaient représentées la Belgique, la France, la Hollande, la Suisse, la Tchécoslovaquie, l'Espagne; l'Italie, l'Allemagne, la Hongrie, l'Autriche. - Très voisins sont les syndicats protestants (dont la fédération hollandaise fait partie de la C.I.S.C.); en Angleterre, les Trade Unions, qui remontent au XVIIIe siècle et furent reconnues par une loi de 1824, sont restées longtemps sur le terrain purement professionnel, et elles excluent toujours le matérialisme et la lutte des classes; mais elles se sont rapprochées actuellement du Labour party (politique).

Cette influence primordiale de la doctrine montre la nécessité du pluralisme syndical, c'est-à-dire la liberté pour les ouvriers chrétiens de se grouper selon leur idéal de vie; à côté de groupements marxistes, même si ceux-ci voulaient s'en tenir au point de vue professionnel (comme c'était le cas de la première C.G.T. française); car même dans le domaine économique, les principes moraux interviennent sans cesse pour diriger l'action pratique. Aussi, lorsque le Consortium des Patrons du Nord porta plainte auprès du Saint-Siège contre les Syndicats Chrétiens, une réponse officielle de la S. Congrégation du Concile (5 Juin 1929) [°1750] en proclama l'opportunité et le rôle excellent.

Si donc l'Institution corporative doit s'établir en tenant compte des réalités sociales, il convient d'y réserver une place pour les syndicats, sur la base de la liberté et du pluralisme; car ceux-ci, dans l'organisation générale et obligatoire de la profession, représentent des groupements d'intérêts très légitimes, et pour l'ensemble des ouvriers, bien spécialisés, surtout dans la grande entreprise. Les syndicats touchent ainsi de plus près l'aspect individuel et familial de la vie économique; et leur rôle est de le représenter dans l'organisme corporatif qui poursuit le bien commun professionnel.

Il semble pourtant que le syndicalisme en se développant en puissantes confédérations nationales, s'est en fait substitué à l'institution corporative qu'il s'agit de ressusciter; et l'on peut se demander quels rapports il convient d'établir entre ces deux organisations. Les avis sont partagés; pour les uns, il faudrait rendre l'affiliation syndicale obligatoire, ou dans un syndicat unique [°1751], ou mieux en gardant le pluralisme, dont la nécessité actuelle s'impose; mais en sorte que tout membre de la profession doive entrer dans l'un ou l'autre syndicat de son choix; l'organisme corporatif serait formé de délégués de tous ces syndicats, patronaux et ouvriers. Selon d'autres, il faut respecter la pleine liberté syndicale, et instituer sur un plan supérieur la Corporation à laquelle seraient d'office inscrits tous les membres de la profession, patrons, techniciens et ouvriers, soit individuellement, soit par l'intermédiaire des associations qu'ils auraient librement organisées; on garderait ainsi les grands avantages des syndicats spécialisés, subordonnés d'ailleurs au bien commun, selon la formule consacrée: «L'association libre dans la profession organisée». On peut garder les grandes confédérations syndicales avec leurs oeuvres sociales variées, distinctes de la corporation. On pourrait aussi réserver la tâche syndicale aux petits groupes professionnels et réserver les oeuvres plus générales, surtout intellectuelles et culturelles, qui regardent directement le bien commun, à l'Institution corporative unitaire, solution très plausible en un milieu plus homogène, comme par exemple la profession agricole. Bref, au point de vue des principes de la morale, diverses conceptions restent légitimes, et les solutions doivent sagement différer pour s'adapter aux diverses mentalités des professions à organiser.

§1310) 3. - Éléments précorporatifs. Dans l'économie actuelle très évoluée, sous la pression des événements ou sous l'action des syndicats, ont jailli un grand nombre de faits et d'institutions qui appartiennent de droit à l'ordre corporatif. On peut les classer sous trois chefs principaux:

1) Réglementations: les plus importantes sont celles qu'on appelle contrats collectifs, et qui sont en fait de véritables réglementations professionnelles. Le contrat collectif est un engagement préliminaire aux contrats de salariat, par lequel un groupe d'ouvriers, d'une part (travailleurs d'exécution, représentés par leurs syndicats), et un chef d'entreprise ou un groupement de patrons, d'autre part, s'obligent à respecter dans les contrats individuels futurs certains principes généraux ou certaines stipulations de détails. Ils portent le plus souvent sur le taux minimum de salaire; ils règlent les rapports entre ouvriers et patrons, les conditions d'embauchage, de travail, d'hygiène, etc., le droit de réclamations collectives ou d'organisations syndicales, ils prévoient les solutions des conflits, etc. Il ne s'agit donc pas d'un transfert de droit d'une personne à une autre, comme dans un contrat proprement dit: on lui donne ce nom en fonction de la mentalité libérale où tout rapport entre citoyens est d'ordre individuel et contractuel, et parce que ces stipulations font partie, de droit, de tous les contrats individuels de travail. Mais un tel contrat est plutôt «comparable à une charte ou un traité dont les parties intéressées s'engagent à respecter les stipulations dans leur comportement futur» [°1752]. Il est déjà un vrai règlement corporatif, mais l'absence d'une institution professionnelle bien définie en diminue l'efficacité; celle-ci reste pourtant appréciable, garantie du moins par la pression de l'opinion publique.

2) Organismes de coopération entre les divers plans d'une profession: ouvriers, techniciens, patrons (organisation verticale, pourrait-on dire). Outre les conseils d'entreprises déjà signalés [§1296], il existe des commissions mixtes paritaires, formées de délégués, en nombre égal, des patrons et des syndicats ouvriers, où se discutent tous les intérêts de la profession, se négocient les contrats collectifs, et se résolvent à l'amiable les conflits; pour ce dernier cas, on trouve aussi des tribunaux professionnels, reconnus officiellement, appelés conseils de prud'hommes, dont la composition est également mixte. Citons encore l'arbitrage obligatoire, accepté de part et d'autre avant le recours à la grève ou au lock-out, - ou imposé par la loi. Ces institutions appartiennent visiblement à l'ordre corporatif; mais il conviendrait dans les commissions mixtes, de faire aussi une place aux représentants des consommateurs, à côté, des producteurs (patrons et ouvriers), et à ceux des commerçants (secteur de l'échange), pour que soit obtenu le véritable bien commun de la profession où tous ces aspects ont une part légitime [°1753].

3) Les ententes entre mêmes professionnels, sur le plan horizontal.

Nous avons signalé les plus importantes entre patrons: les cartels ou consortiums [§1283]: leur grand défaut est de considérer le bien commun du seul côté patronal: ils devraient être équilibrés par les autres influences dans les commissions mixtes, comme nous l'avons dit; mais elles accomplissent l'oeuvre éminemment corporative d'organiser raisonnablement la libre concurrence.

Ce qui répond à ces ententes, du côté ouvrier, ce sont les syndicats; et de part et d'autre, ces organisations débordent les frontières par les cartels internationaux, et les internationales ouvrières, socialistes et catholiques. Ce sont là des éléments très utiles à une organisation professionnelle complète, où le bien commun national ne peut être efficacement réalisé qu'en fonction du bien commun mondial. Il est évidemment très désirable qu'un organisme commun unisse sur le plan mondial tous les représentants de l'économie (patrons, ouvriers, commerçants et consommateurs) [Cf. les essais de réalisation de l'ONU, §1387], comme ils doivent s'unir dans la corporation au plan national.

Mais actuellement, l'élément précorporatif par excellence, c'est le syndicalisme. Il est une première organisation assez souple pour s'adapter aux divers aspects de la vie sociale, entre la famille et l'État, et autour de laquelle se cristallisent les initiatives très variées d'ordre professionnel. Aussi a-t-il tendance à recouvrir tout le champ d'action que nous avons assigné aux corporations. Ainsi, en Belgique, outre les unions patronales et les syndicats agricoles dont nous avons parlé, on trouve les syndicats d'employés; - le «syndicalisme commercial: 36 chambres de commerce et d'industrie réunies en une seule Fédération; - le syndicalisme artisanal: la Conférence des Fédérations professionnelles de Belgique, dont font partie 14 grandes fédérations; en outre, toutes les associations et fédérations de «classes moyennes»; - le syndicalisme intellectuel; les unions médicales groupées dans la fédération médicale belge; la Société belge des ingénieurs; la Société des architectes; la Nationale pharmaceutique; la Confédération des travailleurs intellectuels de Belgique» [°1754]. Les réglementations et les ententes précorporatives sont dues à ces groupements très vivants; et la sanction légale qui manque à leurs décisions leur est parfois conférée indirectement, - le législateur reprenant par exemple à son compte les termes d'un contrat collectif [°1755]. Une situation et des faits identiques se retrouvent en Hollande, en France, et en plusieurs autres pays: preuve expérimentale de notre thèse que l'Institution corporative répond au voeu de la nature.

B) Corollaires.

§1311) 1. - Le droit de grève. La grève proprement dite est une suspension concertée du travail d'exécution, dans le but immédiat d'enrayer l'entreprise. C'est un moyen de lutte ou de coercition, employé par les ouvriers salariés pour imposer leurs conditions aux patrons ou chefs d'entreprise qui les prennent à leur service. Il ne peut être efficace que si, pour une entreprise au moins, il est accepté par l'ensemble du personnel; aussi suppose-t-il l'organisation: il est l'arme du syndicat, et lorsque celui-ci ne comprend pas l'ensemble des ouvriers, la tendance constante des grévistes est d'empêcher, souvent par tous les moyens, les autres ouvriers de poursuivre le travail.

L'emploi de ce moyen violent est soumis aux règles morales de la coercition [§1104]: il n'est légitime que s'il met raisonnablement la force au service du droit. Il faut donc d'abord écarter comme immorale la grève générale, prônée par le socialisme, comme moyen d'établir la «dictature du prolétariat», parce qu'elle s'inspire d'un idéal de vie erroné. Il en est de même des grèves politiques, même partielles, fomentées par les communistes dans le but de soutenir leur parti. Quant aux autres grèves politiques qui seraient entreprises pour s'opposer à l'autorité établie, leur moralité relève des principes qui règlent la guerre civile ou la révolte, qui est parfois, mais rarement légitime [§1137].

Si on considère la grève dans l'ordre économique, comme moyen de défense des droits de l'ouvrier, sa légitimité suppose trois conditions:

a) Elle doit respecter les droits de tous: elle ne peut donc rompre un engagement collectivement accepté; soit dans son but, soit dans ses moyens, elle ne peut ni exiger plus que le droit; ni employer les injures, la violence et autres excès, comme occupation d'usines, etc.

b) La gravité des motifs invoqués doit être proportionnée aux maux à prévoir; car toute grève entraîne soit des pertes matérielles pour les ouvriers (qui n'ont plus leur salaire), comme pour le patron; soit des maux et dangers moraux: état d'irritation et de haine entre personnes faites pour coopérer; dangers de l'oisiveté ouvrière, etc.

c) Elle suppose, comme la guerre, l'inefficacité de tous les autres moyens d'obtenir justice; de soi, en effet, la victoire du plus fort n'établit nullement qu'il a pour lui le droit; ce n'est donc pas un moyen normal de l'obtenir, mais seulement un pis-aller pour éviter que la jouissance d'un droit ne devienne illusoire.

De ces conditions découlent plusieurs conséquences:

D'abord le droit de grève apparaît essentiellement transitoire: il suppose en effet l'absence d'autorité efficace, capable de dire et d'imposer le droit entre employeurs et salariés. Or le but essentiel de l'institution corporative est de réaliser cette autorité, gardienne du bien commun et des règles de justice qui le procurent. Sa présence doit donc entraîner la suppression des grèves, et les éléments précorporatifs existants agissent déjà puissamment dans ce sens, par l'arbitrage, les ententes, etc.

Ensuite, la morale impose à ce droit une limitation: toute grève est illégitime lorsqu'elle met en péril le bien commun suprême du peuple pour la défense des intérêts particuliers d'une profession, et, en celle-ci, du seul groupement des salariés. Il en est ainsi surtout de tous les employés aux services publics: par exemple les gendarmes, les employés aux tribunaux, aux bureaux de contributions; mais aussi chaque fois que la grève arrête le fonctionnement des services ou la fabrication des produits nécessaires à l'existence ou à la santé de la population, ou même à la sauvegarde de graves intérêts sociaux: telle serait la grève des boulangers, ou dans les entreprises de distribution d'eau, de lumière, de charbon, des infirmières dans les hôpitaux, etc., et aussi, semble-t-il, dans les entreprises de transports, chemin de fer, P.T.T., tramways, où c'est le public qui souffre pour les particuliers. Dans tous ces cas, le droit demande qu'on donne aux ouvriers d'autres moyens de se défendre, mais il est juste de leur refuser le droit de grève.

Enfin, même dans le secteur où elle reste légitime, la grève doit être réglementée par la loi; car son usage entraîne facilement des abus qu'il appartient à l'autorité d'éviter et de corriger.

À la grève correspond, du côté patronal, le lock-out (exclusion) qui est «le renvoi temporaire en bloc des ouvriers, dans le but immédiat de les priver de travail»: il se distingue par cette intention de lutte du simple licenciement ou décision de chômage. C'est pourquoi il est soumis aux mêmes restrictions et règles morales que la grève.

§1312) 2. - La réforme du salariat. Les considérations précédentes, concernant surtout le capitalisme et le régime corporatif, montre la grande complexité de ce qu'on appelle «la question sociale», et spécialement le problème du travail et du salariat. Aussi la morale ne peut légitimer l'application uniforme à toute l'économie d'un remède radical, comme le firent les Soviets en Russie: la correction des défauts du régime capitaliste doit être sagement adaptée aux divers secteurs économiques.

Pour le salariat, en particulier, il faut d'abord distinguer trois groupes:

a) celui des employés d'État ou travailleurs culturels, dont la mission engage plus ou moins le bien commun, et qui, à cause de cela, doivent avoir un statut spécial;

b) celui des salariés d'occasion ou des petites entreprises, surtout dans l'artisanat et l'agriculture où fleurit le syndicat mixte et la petite propriété; ce secteur considérable ne demande pas d'autre amélioration que de favoriser son évolution vers la corporation;

c) celui enfin de la grande entreprise capitaliste où se pose clairement le problème du salariat proprement dit et du prolétariat. Il est d'ailleurs relié au groupe précédent par les entreprises moyennes où se pose avec plus ou moins d'acuïté le même problème demandant la même solution; mais pour plus de clarté, nous nous mettrons dans l'hypothèse de la grande entreprise.

Certains réformateurs, frappés des inconvénients décrits plus haut [§1294, sq.], ne se contentent pas des réformes incomplètes déjà tentées; ils ne considèrent pas non plus directement le plan supérieur de la profession, réorganisée par l'institution corporative; mais, se mettant au point de vue plus proche de la vie ouvrière de l'entreprise, unité économique, ils en demandent la transformation radicale. Cette «révolution» se ramènerait à trois points principaux:

1. Suppression de toute entreprise capitaliste pure, dont l'unique but est le profit pécuniaire: ce que demande, en effet, la morale, comme nous l'avons dit [§1294, sq.]. D'où la définition de l'entreprise nouvelle: «C'est un ensemble de personnes qui s'associent pour mettre en commun leur travail et des services, en vue: a) de produire, sous la direction de chefs présents parmi eux, des biens utiles à la société; b) de tirer du fruit de leur apport les moyens de vivre dignement, eux et leur famille; c) de trouver dans leur activité même la satisfaction de leurs aspirations naturelles» [°1756].

Une telle entreprise ne peut être qu'identique à une «exploitation» à dimension humaine, comme nous l'avons dit.

2. Transformation radicale du contrat de salariat en contrat de société, ce qu'on estime indispensable pour faire disparaître le double sentiment d'injustice et d'infériorité dont souffre l'ouvrier prolétaire. Pour cela, non seulement le chef d'entreprise ne pourrait être le capital (société anonyme), mais ce ne serait même plus le propriétaire: l'ensemble de l'affaire deviendrait propriété collective des personnes qui y coopèrent par le travail de direction, de technique, d'exécution, le capital-monnaie n'ayant plus que son rôle normal d'instrument subordonné, dûment rétribué par un juste intérêt. Il faut, certes, pour que l'entreprise prospère, un chef personnellement responsable du bien commun, possédant donc le pouvoir suprême, pour décider et gérer l'affaire. Mais il serait désigné par sa compétence et il serait aidé d'un Conseil d'entreprise, formé par les délégués des trois groupes intéressés: techniciens, ouvriers, capitalistes; et même par un Comité de travail, pour résoudre avec la délégation des ouvriers les problèmes plus nombreux qui les concernent: en particulier, le juste partage des fruits de l'effort commun. Ainsi, par ce conseil où les membres sont unis par un vrai «contrat de société», serait assurée la gestion de l'entreprise pour le bien de tous.

3. Enfin, l'institution du service civil, pour concilier le progrès technique avec les besoins de l'ouvrier. Celui-ci, en effet, doit faire de l'usine son milieu de vie habituel, et doit donc pouvoir y trouver un travail attrayant, où il exerce son intelligence, son goût du beau, etc. Mais cette exigence se heurte au «travail à la chaîne» que la technique moderne tend à multiplier et où l'homme est dégradé au rang d'automate. Il ne s'agit pas cependant d'arrêter l'essor du machinisme et des techniques si efficaces pour multiplier les biens utiles. On propose donc, au lieu de condamner à ces tâches inhumaines les mêmes ouvriers leur vie durant, d'en répartir la charge sur toute la communauté, en instituant le service civil, par lequel tous les jeunes gens seraient d'office employés à ces travaux mécaniques, durant un certain temps (par exemple, un an ou deux): service civil pour le bien commun économique et social, comparable au service militaire pour la défense nationale. De la sorte, dans les grandes entreprises, tous les travailleurs d'exécution seraient des ouvriers qualifiés.

Un tel programme est pleinement conforme, certes, aux règles de la morale. Mais en dehors du premier point qui semble assez aisément réalisable, les deux autres renferment certains aspects utopiques. En effet, comment trouver les chefs personnellement responsables, s'ils ne sont point les propriétaires de l'entreprise mais de simples co-associés avec le personnel ouvrier? C. d'Orgeo suppose une profession complètement organisée avec «à la base, les entreprises; au sommet, la profession nationale; entre les deux, les groupes professionnels locaux et régionaux; et à chaque étage, une organisation identique à celle de l'entreprise. Le chef d'un échelon quelconque est nommé par le chef d'un échelon supérieur, qui le choisit après accord avec le conseil professionnel de l'échelon intéressé» [°1757]. Mais, outre qu'une telle organisation est loin d'être réalisée, il faudrait disposer d'une abondance de candidats à la fois compétents et dévoués au bien commun; pour munir de chefs toutes les entreprises qui le méritent. Il semble sage pour le moment d'encourager l'initiative privée des propriétaires chefs de leur entreprise, dont l'effort est soutenu par un puissant intérêt personnel (puisque l'échec serait leur ruine); mais en leur demandant de s'ouvrir aux exigences du bien commun en s'intégrant dans l'institution corporative. C'est là d'ailleurs l'unique solution raisonnable pour le deuxième secteur, distingué plus haut: des entreprises agricoles, artisanales, petites entreprises industrielles.

De même, serait-il juste de mettre au service des seules grandes entreprises industrielles l'ensemble de la main-d'oeuvre nationale, par l'institution du service civil? Car, ni les professions libérales, ni les deux premiers secteurs économiques signalés plus haut ne souffrent en général des inconvénients du travail à la chaîne. Ici encore, le remède est à chercher sur le plan de la profession. C'est entre tous les membres de celle-ci que doivent se répartir les charges particulièrement onéreuses qui lui sont inhérentes. c'est un problème de bien commun professionnel pour la solution duquel les institutions corporatives ont toute compétence et efficacité.

Bref, s'il est hautement souhaitable de transformer le salariat capitaliste en le remplaçant par une vraie société de personnes unies pour un même travail économique, le moyen en sera de soumettre la grande entreprise aux directives de l'institution corporative, où tous les membres d'une profession forment une vraie société en coopérant librement par l'aide mutuelle, et chacun selon sa fonction de direction et d'exécution, à la réalisation de leur bien commun. Ainsi encadré, le salariat peut subsister; il s'imprégnera peu à peu d'esprit de justice et de charité, selon les exigences de la morale et de l'esprit chrétien.

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