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Précis d'histoire de philosophie (§509 à §521)

4. - En France: École dynamiste. (Ribot 1839-1916).

b125) Bibliographie spéciale (Ribot)

§509). En se mettant au point de vue mathématique, la psychologie allemande tendait à construire une science objective, indépendante des individualités. Les psychologues français au contraire mettent en relief la vie individuelle, ce qu'ils appellent l'équation personnelle; et leurs lois expriment non plus des rapports mesurés, mais la qualité et l'ordre des faits de conscience. Le fondateur de l'école fut Théodule Ribot, autour duquel se groupent plusieurs psychologues. À côté d'eux, il faut signaler un philosophe plus métaphysicien, quoique son principe fondamental soit psychologique: A. Fouillée.

Théodule Ribot (1839-1916) prit résolument parti pour la psychologie positive de Stuart Mill et de Taine, poursuivant la réaction contre l'éclectisme; et après avoir suivi les cours de médecine, où les maladies mentales lui fournirent d? nombreux faits d'expérience, il fut professeur au Collège de France, depuis 1889; il fonda en 1886 la Revue Philosophique [°1640].

Sa thèse générale peut se résumer ainsi:

La psychologie est une science positive dont l'objet est le fait de conscience étudié dans son individualité selon la méthode expérimentale, pour établir un système de lois dynamiques.

Expliquons les trois éléments de la thèse: l'objet, la méthode, les lois.

1) L'objet à étudier est le fait de conscience concret, et non pas, comme faisaient les éclectiques, l'âme et ses facultés considérées en soi séparément des faits. Ribot, fidèle au préjugé positiviste, rejette comme antiscientifique toute explication dite «surnaturelle», parce qu'elle dépasse l'expérience, comme la notion de substance, d'âme spirituelle, de Dieu.

En même temps, il s'oppose à l'école mathématique et associationiste en prenant pour objet le fait de conscience dans son individualité, et non comme un composé dont il faudrait retrouver et étudier les éléments (faits de conscience simples): il remplace l'atomisme mental par le dynamisme.

2) La méthode doit être l'union harmonieuse de trois procédés: subjectif, objectif et expérimental.

a) La méthode subjective est l'introspection, recueillant le témoignage de la conscience sur notre vie intérieure. Tout d'abord, Th. Ribot, par réaction exagérée contre l'éclectisme, l'avait pleinement condamnée et exclue. En 1908, il en reconnut l'utilité, à condition de la tempérer par les deux autres, plus positives.

b) La méthode objective est l'observation des faits psychologiques dans les autres hommes: elle est constituée, soit par les enquêtes orales ou écrites, les premières plus restreintes mais plus sûres, soit par la lecture des autobiographies, sorte d'enquêtes écrites; soit par l'usage des tests. Ceux-ci sont des exercices préparés et gradués (par exemple, une série de questions faciles pour des enfants de 5 ans, plus difficiles pour de plus âgés) ayant pour but d'apprécier les capacités et les circonstances de l'activité psychologique.

c) La méthode expérimentale consiste à provoquer des états psychologiques dans l'intention de vérifier une hypothèse. Les expériences psychophysiques et psychophysiologiques des laboratoires appartenant à l'école allemande en sont une application. Mais Ribot juge qu'il y a là beaucoup de chiffres pour peu de résultat, et il préfère les expériences pathologiques, obtenues soit en utilisant les phénomènes produits par les maladies mentales, soit en les provoquant par l'hypnose.

3) Les lois. Les études de Th. Ribot le conduisent à trois conclusions principales, qui résument bien les trois périodes de sa vie.

La première période est plutôt combative; en réfutant ses adversaires, Ribot établit la thèse suivante: Parce que les faits psychologiques sont d'ordre sensible et doués de spontanéité vitale, ils ne se rattachent pas à un moi et à des facultés immuables (au sens éclectique), mais ils suivent des lois biologiques et dynamiques.

Cette thèse découle de ses ouvrages sur «La psychologie contemporaine anglaise et allemande» et surtout sur «l'Hérédité», où il montre la dépendance de la vie consciente vis-à-vis des conditions matérielles, ce qui, selon lui, s'oppose à la spiritualité et nous conduit à tout expliquer par des lois physiologiques. Aussi, est-il favorable à l'hypothèse du parallélisme psychophysique. La physiologie, écrit-il, «a montré par des observations et des expériences répétées que tout état psychique est invariablement associé à un état nerveux dont l'acte réflexe est le type le plus simple. Ce principe est incontestable pour la plupart des cas, vraisemblable au plus haut degré pour les autres». Ainsi la psychologie, se désintéressant de l'âme, devient «l'étude de deux phénomènes qui sont en connexion si constante qu'il serait plus exact de les appeler un phénomène à double face» [°1641].

La deuxième période est constructive: Ribot, dépassant l'analyse superficielle de l'association des idées, établit que «la vie mentale se développe selon des plans superposés de conscience, depuis l'inconscient, d'ordre physiologique, jusqu'à la pensée, fait représentatif, de sorte que celui-ci n'est pas la base mais le couronnement de la vie». En ce sens, le principe profond d'unité qui explique la personne doit être cherché dans l'organisme plus que dans la conscience. Ces plans de conscience sont enchaînés dans un ordre stable, de sorte que la loi de régression, lorsque la maladie détruit la vie psychologique, est exactement l'inverse de la loi d'acquisition: par exemple, les souvenirs de l'enfance acquis les premiers, disparaissent les derniers.

Cette deuxième thèse est prouvée par des études sur les maladies de la mémoire, de la volonté, de la personnalité et sur l'attention. L'observation montre en effet principalement la persistance des faits plus matériels et plus simples, et l'instabilité des états plus complexes et plus intellectuels. Il constate l'importance des éléments moteurs, soit pour saisir et retenir une impression, soit pour régler son évolution, soit pour la mieux retenir et la reproduire plus aisément: tel est, par exemple, le rôle du mot comme élément moteur pour retenir l'idée.

La troisième période est consacrée à l'étude de la psychologie affective. Ribot aboutit à cette conclusion:

«L'état affectif est primordial dans la conscience: sa loi est d'évoluer par enrichissement successif, du simple au composé, aboutissant au fait représentatif, mais sans dépasser l'ordre sensible». Ribot prouve cette thèse en s'efforçant d'établir, par l'analyse des faits, l'origine, le développement et le terme de la vie affective:

a) L'origine de l'appétition primitive est dans un ensemble de mouvements et de tendances inconscientes, dues à des réactions physiologiques et qui constituent la base des divers tempéraments.

b) Aussi, selon Ribot [°1642], la passion qui est une tendance fortifiée, commence avant la conscience, mais elle la suscite immédiatement, en fixant l'attention sur son objet: de là le rôle du sentiment dans l'évolution des idées et dans leurs associations. De même, les sentiments et les passions ont leur logique propre, très différente de la logique abstraite: cette logique ne se règle plus d'après la vérité objective, mais elle subordonne tout à l'intérêt subjectif.

c) Au sommet de la vie consciente, l'intelligence transforme l'image imprégnée d'émotion, en schémas et en mots clairs mais stabilisés et capables de se combiner selon leurs lois propres. Ribot constate qu'il n'y a pas d'idées sans image, et il les explique par la substitution d'un signe plus simple (mot ou concept) à une image plus concrète [°1643]. Mais son positivisme l'empêche d'admettre une âme ou une faculté spirituelle.

L'oeuvre de Ribot est riche en observations justes et pénétrantes sur la vie mentale; mais son interprétation des faits est souvent faussée par les restrictions arbitraires de son point de vue positiviste. Il lui manque en particulier la distinction nette entre les trois degrés de tendances, appelés par saint Thomas: l'appétit naturel, indépendant de la connaissance et qui précède la conscience, l'appétit sensible ou passion, qui suit la connaissance sensible, et l'appétit intellectif ou volonté qui dépend d'un jugement de la raison et est le siège de la liberté.

Il pouvait se restreindre à la psychologie expérimentale, et il en a fait une vraie science spéciale; mais il devait aussi reconnaître la valeur scientifique de nos conclusions sur la spiritualité de nos activités supérieures, et sur la nature et la destinée de nos âmes.

§510) L'École de Paris. Sous l'impulsion de Ribot, un groupe de psychologues s'est constitué à Paris, appliquant sa méthode en divers domaines.

1) Alfred Binet [b126] (1857-1911), s'est consacré surtout à l'emploi de la méthode objective, en particulier des tests. Par là il a été conduit à établir solidement la loi de l'indépendance de la pensée vis-à-vis, non de toute sensation, mais de l'image au sens strict: il suffit souvent d'un signe rapide ou vague pour soutenir une pensée précise. Il a aussi établi sur la psychologie des enfants plusieurs précisions utiles à la pédagogie.

2) Pierre Janet [b127] continue l'application de la méthode pathologique. Selon lui, ce qui constitue la personnalité et sa valeur, c'est le pouvoir de synthèse qui unifie les faits de conscience plus ou moins nombreux et variés, et rend capable de subir les influences extérieures et d'agir sur les autres. Aussi, peut-on découvrir dans la multiplicité des troubles mentaux (obsessions, impulsions, phobies, manies, etc.) deus caractères communs: Le sentiment «d'incomplétude», venant de l'affaiblissement du pouvoir de synthèse et l'inadaptation au réel, venant d'une diminution du pouvoir actif de la personnalité.

Ces observations sont exactes, mais Pierre Janet explique de même certains états pathologiques qu'il appelle «extases» et auxquels il assimile les extases de nos saints, la seule différence étant que les malades n'ont pas la même philosophie ou religion. L'extase serait l'effet de «l'introversion» par laquelle toute l'activité, retirée de l'extérieur, est reportée dans un monde intérieur imaginaire, meilleur, plus adapté que le monde réel; d'où un sentiment de béatitude et de liberté triomphale et l'amour de l'inaction. Il est aisé de voir combien les vrais mystiques dépassent ces explications naturalistes [°1644].

3) Paulhan continue les études affectives de Ribot: admettant aussi à la base de la vie psychologique un sentiment inconscient, d'ordre physiologique, dont la tendance prédominante fonde le «caractère» de chacun, il explique la conscience par la lutte des diverses tendances qui cherchent à se réaliser; et il rattache les lois d'association des idées, non aux représentations objectives, mais aux rapports de convenance ou d'exclusion affective, plus profonde.

4) On peut rattacher à l'école française deux psychologues autrichiens: F. BRENTANO (1838-1917), fondateur à Vienne d'une école de psychologie dynamiste; et Sigmund FREUD, qui depuis 1885 dirigeait à Vienne également [°1645] une école de psychanalyse, spécialisée dans l'étude du subconscient. Malgré une systématisation arbitraire qui voudrait expliquer toute la vie psychologique par le désir inférieur refoulé, Freud a remarquablement approfondi les lois des rêves et rêveries où les désirs profonds, souvent inconscients et tenus en échec par la vie consciente, se libèrent et trouvent une dérivation.

§511). Alfred Fouillée [b128] (1838-1912).
Sans appartenir à l'école de Ribot, A. Fouillée ne lui est pas étranger, soit parce qu'il ramène tout à la psychologie par sa théorie des idées-forces, soit par H. Spencer dont s'inspire Ribot [°1646], et que voulut compléter Fouillée en réduisant à l'unité parfaite une double distinction radicale, laissée par Spencer entre le monde physique et le monde psychologique, puis entre le phénomène et l'Absolu inconnaissable.

Principe fondamental:

Toute réalité est constituée en son fond par l'idée-force, dont la forme primitive est l'appétition ou le désir sourd de vivre, et qui se développe par évolution depuis la subconscience minérale jusqu'à la conscience claire de l'intelligence, mais sans sortir de l'ordre sensible.

Il faut donc comprendre ici par «idée» tout fait de conscience, comme la «pensée» de Descartes, parce que tout événement conscient s'accompagne de quelque représentation.

Pour prouver cette thèse, Fouillée 1) montre le caractère de force de toute idée; 2) comment elle s'étend à l'univers; 3) comment elle absorbe l'Absolu inconnaissable.

1) On ne doit pas considérer l'idée comme étant une pure lumière accidentellement surajoutée au fait de conscience (épiphénomène) [°1647], car une telle fonction n'entrant pas dans le courant de la vie, serait vite éliminée comme inutile. Au contraire, une observation attentive constate que toute idée est constituée en son fond par une force, une activité qui la rend capable de produire d'autres faits de conscience. Cette notion de force est même ce qui caractérise les faits psychologiques et les oppose à l'objet, étudié par la science où l'on mesure les quantités, les mouvements et leur succession, sans considérer l'énergie qui les unit, tandis que nous constatons directement que tout fait de conscience est constitué par cette force.

2) Aussi est-il possible de ramener toute énergie, même celle qui constitue les réalités physiques, à des variétés d'idées-forces ou de faits de conscience, à condition de noter une gradation dans la conscience; car en partant des idées dont l'objet est distinct, on descend vers des états d'âmes qui sont des appétitions d'objets vagues, simple sensation de bien-être ou de gêne, pur désir d'être ou de vivre qu'on peut retrouver partout au principe de l'action [°1648].

3) L'idée-force, après avoir ainsi unifié tout le réel, permet d'achever la synthèse en expliquant l'Absolu inconnaissable de Spencer. Pour Fouillée, qui reste ici fidèle au préjugé positiviste [°1649], l'Absolu n'est qu'une illusion, mais il s'explique par l'idée-force dont l'activité sous sa forme supérieure est créatrice de son objet. Ainsi l'idée de l'unité et de l'harmonie désirée de notre vie aboutit à l'affirmation du moi personnel; de même, l'idée et le désir de Dieu comme explication dernière de tout et idéal suprême de morale, aboutit à l'affirmation de son existence.

Un tel système ne manque pas de grandeur et est fortement unifié, mais il reste tourné vers l'idéalisme, ramenant toute réalité à l'idée. Il reste aussi prisonnier du positivisme, reniant toute substance et tout absolu. Par ses traits essentiels, il se rattache bien au courant de psychologie positive, dont la vigueur s'est poursuivie jusqu'à nos jours; mais il tend à en élargir les cadres étroits et il fait prévoir l'orientation nouvelle du pragmatisme contemporain.

§511.1). Conclusion: La Psychologie expérimentale actuelle.

Le courant psychologique est l'aspect le plus original du positivisme. Mais, malgré tous leurs efforts, les psychologues nombreux, patients, persévérants et souvent éminents qui le suivent, n'ont pas encore réussi à détacher leur «science» positive du tronc de la philosophie, pour lui assurer une autonomie comparable à celle de la physique ou de l'astronomie. La psychologie sans âme est encore à l'état d'ébauche et les innombrables études et traités qui l'exposent ne sont que les matériaux attendant l'architecte capable de les ériger en science. Parmi les philosophes, on peut distinguer les opposants et les partisans.

Les opposants les plus irréductibles se sont longtemps recrutés parmi les scolastiques qui voyaient seulement en la nouvelle science l'erreur phénoméniste à réfuter. Mais l'orientation nouvelle du néothomisme, largement ouvert aux aspirations modernes, inaugurée par le Cardinal Mercier, brillamment poursuivie par l'école de Louvain, de Milan, de l'Institut catholique de Paris, etc., transforme de plus en plus l'opposition en collaboration. La thèse d'une psychologie expérimentale relativement autonome gagne visiblement du terrain; mais pour beaucoup, l'étude des «faits de conscience» demeure liée à la philosophie, soit en lui empruntant ses thèses unificatrices, soit même en restant une préparation ou un complément de la psychologie rationnelle.

D'un autre côté, les partisans convaincus sont très nombreux; mais ils ne sont vraiment tous d'accord que sur un point: proclamer la pleine indépendance de la psychologie expérimentale vis-à-vis des principes qu'ils appellent «métaphysiques», pour l'élever au rang des sciences à l'image des autres sciences modernes [°1650]; on distingue parmi eux divers courants, de directions parfois très divergentes.

a) L'école de l'introspection continue les investigations commencées par les cartésiens [°1651] et elle estime avec ceux-ci que la meilleure façon de s'informer des phénomènes internes est de les observer en soi par le dedans; mais elle prend deux formes assez différentes. Des penseurs tels que W. James et Bergson l'adoptent plutôt par réaction contre l'espoir de soumettre à la mesure la vie intérieure elle-même et ils mettent surtout en relief le côté personnel et dynamique de la conscience avec tendance vers la métaphysique.

D'autres au contraire, se proposent de soumettre l'introspection au contrôle de l'expérimentation; ils pratiquent la méthode de «l'introspection provoquée»; ils opèrent en des laboratoires de psychologie avec des sujets bien connus; ils leur posent des épreuves sur une question précise à élucider, et varient les expériences selon les règles de la méthode expérimentale. Ainsi procèdent surtout O. KÜLPE (1862-1915) et l'école de Würzbourg; et aussi, quoique moins exclusivement, les successeurs de Binet dans la méthode des tests, SIMON, TOULOUSE et PIÉRON, etc.; - DWELSHAUVERS [°1652], à l'Institut catholique de Paris; MICHOTTE, DE MONTPELLIER, etc. à l'Université de Louvain. Après avoir recueilli un grand nombre de faits sur un sujet déterminé, on leur applique la méthode des statistiques et des moyennes et l'on établit ainsi des lois précises, un peu à la manière de l'école mathématique allemande.

b) À l'opposé, l'école de l'observation externe pure dénie toute valeur à l'introspection et prétend faire non seulement une psychologie sans âme, mais une «psychologie sans conscience». Le principal représentant est l'américain WATSON, fondateur de la Psychologie du comportement ou BÉHAVIORISME, auquel se rattachent WARREN en Amérique, PIÉRON et GUILLAUME en France, etc. En s'en tenant à l'observation externe, ces penseurs définissent le phénomène psychologique par le comportement, c'est-à-dire par un mode de réaction à l'excitant externe dans lequel intervient l'ensemble des fonctions d'un individu; ainsi, l'influence de la lumière sur la plante qui se tourne vers elle ou sur l'oeil ébloui qui se ferme, n'excite qu'un simple réflexe; mais elle produit un objet d'étude psychologique, si elle détermine dans l'abeille la recherche des fleurs. Cette méthode fut d'abord appliquée aux animaux [°1653], puis étendue à l'homme. On y distingue trois groupes principaux de comportements: «les instincts, les émotions et les habitudes. La pensée rentre dans les habitudes implicites; c'est un comportement interne, et nous disposons de trois méthodes pour l'étudier: l'observation de la réaction du sujet en présence de toute sorte de stimulation externe; les réactions verbales ou réponses; la méthode des tests, employée pour la mesure de l'intelligence et le tri des aptitudes professionnelles» [°1654].

On peut rattacher à cette école quelques travaux voisins, en particulier la Psychologie objective de BECHTEREW et de l'école russe dont le but est d'étudier les activités mentales supérieures (associations d'idées, raisonnements, etc.), non en elles-mêmes, mais dans les conditions physiologiques auxquelles elles sont liées. Celles-ci pour Bechterew, sont des réflexes compliqués qui sont l'oeuvre non plus de la nature , mais de diverses associations créées par l'instinct, l'éducation et, chez l'homme, la volonté: d'où leur multiplicité et leur variété. Tels sont les réflexes conditionnels dont l'étude est poursuivie selon la méthode expérimentale.

c) Entre ces deux pôles opposés se tient ce qu'on peut appeler l'école de la psychologie intégrale: elle estime en effet que pour construire la nouvelle science, il faut utiliser toutes les méthodes, introspective, objective, expérimentale, psychophysique ou statistique, en donnant à chacune l'influence convenable selon le problème à résoudre. L'un des principaux représentants est GEORGES DUMAS avec son grand Traité de psychologie [°1655] auquel collaborent L. LAPICQUE, H. PIÉRON, PIAGET, CH. BLONDEL, E. CLAPARÈDE, P. JANET, H. DELACROIX, A. MEYER, A. LALANDE, A. OMBREDANE, B. BOURDON, etc. Chacun gardant la liberté de ses interprétations, le résultat est un vaste assemblage de matériaux dont la synthèse n'est pas encore acquise, mais qui s'inspire d'un même esprit: le souci de traiter les problèmes psychologiques au seul point de vue scientifique.

On peut d'ailleurs noter quelques tendances parmi les tenants de la «psychologie intégrale». Les uns insistent sur l'introspection; ainsi BAUDIN, dont le Traité adopte les divisions classiques en trois facultés: intelligence, sensibilité, volonté. - D'autres sont à tendance expérimentale; ainsi DWELSHAUVERS, qui fait un effort remarquable pour établir une synthèse provisoire; il dégage d'abord dans son Traité, les grandes directions de la vie mentale: tendance à la synthèse, aptitude à l'automatisme, réaction dynamique personnelle, et il les considère comme des lois générales auxquelles les autres doivent se rattacher comme des applications; puis il étudie celles-ci en montant des faits élémentaires de la vie vers les structures supérieures de la pensée. On trouve la même tendance dans CUVILLIER, Traité de psychologie; LINDWORSKY, Experimentele Psychologie; FROEBES, Lehrbuch der experim. Psychologie, etc.

D'autres insistent sur les explications physiologiques, montrant l'influence dans la vie mentale des lois du système nerveux; aussi font-ils souvent appel à la pathologie et à l'étude des maladies mentales. Citons ici, après les travaux de Janet et de Ribot, ceux de DUMAS qui aborde avec prédilection tous les problèmes où le psychique plonge dans le physique. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, bon nombre de «physiologistes» mettaient leur confiance dans les méthodes d'hypnotisme et de suggestion. Des expériences mises en honneur par le célèbre CHARCOT furent poursuivie par les Dr. RICHET, BERNHEIM [°1656], AZAM [°1657], etc., en France. Citons aussi les études de E. GURNEY [°1658] et MYERS en Angleterre sur les somnambules; de HEIDENHAIN à Breslau; de MORTON PRINCE [°1659] en Amérique, etc. Mais les psychologues actuels estiment de plus en plus que la trop grande suggestibilité des sujets enlève aux resultats de ces expériences une grande part de leur valeur scientifique.

D'autres enfin mettent en relief l'influence de la société, même dans notre psychologie individuelle; ainsi CH. BLONDEL dans Introd. à la psychologie collective, LEBON dans Psychol. des foules, DELACROIX, etc.; mais ceux-ci appartiennent plutôt au courant sociologique qu'il nous reste à étudier.

En résumé, la psychologie expérimentale apparaît comme une nouvelle conquête proposée à l'esprit positif; ses méthodes sont suffisamment au point, les ouvriers sont à l'oeuvre, les matériaux s'accumulent. Un philosophe thomiste n'a aucune objection de principe contre cet effort gigantesque d'organisation scientifique des phénomènes de la conscience. À condition d'admettre aussi la valeur «scientifique» [°1660] des thèses philosophiques sur la nature de notre âme et de ses facultés, fondement solide de la vie morale, les efforts si persévéramment poursuivis pour ériger la psychologie expérimentale en «science», s'inspirent d'une très légitime ambition.

Section 3. Courant sociologique.

b129) Bibliographie spéciale (Courant sociologique)

§512). Les grands positivistes, comme H. Spencer, Taine, Stuart Mill, ont tous fait une place dans leur synthèse à la sociologie; mais vers la fin du XIXe siècle, naquit en France une école exclusivement adonnée à l'étude des sociétés selon les méthodes positives et s'efforçant d'en dégager une vraie science morale. C'est cette école qui prolonge et renouvelle un des points les plus originaux du comtisme, qu'il nous reste à étudier.

À ce courant sociologique, on peut donner comme précurseurs:

E. RENAN [b130] (1823-1892) qui eut pour tout système philosophique, un scepticisme dilettante insaisissable, et eut surtout de l'influence comme littérateur et exégète; cependant, son oeuvre est dominée par deux idées qui le rattachent au positivisme social: l'exclusion de tout surnaturel, à priori, au nom de la science; et l'excellence proclamée des sciences historiques positives (paléontologie, exégèse, etc.) destinées selon lui à remplacer tout le reste [°1661].

Gabriel TARDE [°1662] est comme le trait d'union entre les psychologues et les sociologues, car il a spécialement étudié la psychologie des foules, faisant ressortir en particulier le rôle de l'imitation.

Émile DURKHEIM (1858-1917). Originaire d'Épinal, professeur de l'Université, il est le fondateur de l'École sociologique.

On peut dater cette fondation de 1895, où parut son livre «Les Règles de la méthode sociologique», ou de 1896, où commença la publication de l'Année sociologique [°1663], recueil d'études originales et d'analyse de tous les travaux sociologiques parus dans l'année; Durkheim s'était associé un groupe de penseurs ayant les mêmes principes fondamentaux; citons parmi les principaux: L. Lévy-Bruhl, Marcel Maus, Henri Hubert, Paul Fauconnet, Bouglé, Simiand, G. Davy, Maurice Halbwachs.

Les principaux ouvrages de Durkheim sont: La division du Travail social, Les Règles de la méthode sociologique, Le Suicide, Les formes élémentaires de la vie religieuse, (Le système totémique en Australie), Éducation et Sociologie, Sociologie et Philosophie, L'Éducation morale.

L'oeuvre de Durkheim se rattache à divers travaux de sociologues, soit anglais (Smith, Spencer), soit surtout allemands (Schaeffle, Wagner, Schmoller, Wundt, etc.) parmi lesquels était commune en particulier l'idée du «réalisme social». Cependant, elle apparaît surtout comme le dernier épisode de l'opposition qui se poursuivit pendant tout le XIXe siècle contre la théorie du droit naturel individualiste, prônée d'abord par Rousseau et qui, appliquée une première fois à la réforme radicale de la société par la Révolution, fut reprise par Cousin et l'éclectisme, mais appliquée alors à la défense de l'ordre social traditionnel. Les esprits scientifiques ou les philosophes un peu exigeants n'étaient pas satisfaits d'une méthode prétendant déduire à priori, de la seule analyse de l'individu, tout un code de morale et de politique, et ils lui opposaient le fait social et l'affirmation de lois sociales scientifiquement observables.

Cette réaction fut particulièrement vive après la guerre de 1870. Littré en 1872 fonda une «Société de sociologie» qui ne dura que deux ans, mais suscita des études intéressantes, en particulier la thèse d'ESPINAS (1844-1922), sur les «Sociétés animales» (1877).

On peut dire que l'école de Durkheim en fut la reprise et la continuation.

Les circonstances imposaient un double but à la nouvelle école: 1) établir comme science spéciale positive la sociologie, jusque-là négligée par l'enseignement officiel et cependant nécessaire à une saine politique; 2) fonder la morale elle aussi comme science positive. De là les deux parties de l'oeuvre de Durkheim: 1) la sociologie; 2) la morale. Dans sa pensée du reste, ces deux parties n'étaient que deux aspects d'une même solution, car il crut trouver dans la sociologie, la base d'une morale scientifique; aussi les deux parties s'éclairaient-elles par une thèse fondamentale qu'il faut d'abord exposer.

1. - Thèse fondamentale.

§513).

L'étude de l'activité propre à l'homme, c'est-à-dire de la vie morale et sociale, constitue une science positive spéciale, dont l'objet est une réalité distincte de toute autre: un être «sui generis».

Cette thèse, malgré les apparences, n'est pas une: elle se subdivise en deux principes indépendants: celui du réalisme social et celui du positivisme absolu.

1) Principe du réalisme social. La société est spécifiquement distincte des individus qui la composent: elle est une réalité nouvelle, douée de qualités propres, ayant sa vie et son activité régie par des lois spéciales.

Durkheim présente son principe comme une reprise de la pensée d'Auguste Comte, pour qui le véritable être réel est l'Humanité, et il le considère comme un postulat facilement acceptable. Il en donne aussi une preuve «à priori» ou par analogie. Le tout, selon lui, n'est pas identique à ses parties: ainsi, le composé obtenu par synthèse chimique a des propriétés que ne possède aucun des corps composants pris à part; et il donne l'exemple de l'eau, du bronze, de la cellule vivante. Or, l'association des individus pour constituer la société n'est pas une pure juxtaposition, mais elle est comparable à une synthèse chimique. La société est donc une réalité sui generis.

2) Principe du positivisme absolu. Il n'y a pas d'autre moyen légitime et fécond d'étudier l'homme que celui de l'observation scientifique, objective ou externe, déjà appliquée dans les autres domaines: elle est l'oeuvre de la sociologie, dernière et suprême science positive.

Le principe se justifie aisément comme application de la doctrine positiviste: «Nous ne pouvons connaître scientifiquement que les phénomènes sensibles et leurs lois» [§471]. Car au point de vue de l'observation sensible, (surtout si, avec A. Comte, on veut qu'elle soit principalement externe), tout ce qui est propre à l'homme se ramène à l'activité sociale, et la morale devra se rattacher à la sociologie.

Sans être explicitement démontré, ce principe s'appuie dans l'esprit des positivistes sur une double considération: la stérilité des morales subjectives ou métaphysiques, qui essayaient, à la manière de Rousseau, de déduire toute science de la vie humaine, individuelle et sociale, par analyse à priori de la nature individuelle, indépendamment de l'expérience; et sur la fécondité des sciences positives dans tous les autres domaines, ce qui semblait inviter à étendre la méthode à l'homme lui-même.

Deux corollaires immédiats complètent ce principe: a) Le déterminisme des lois de la nature doit s'étendre aux faits de la vie sociale, car il est la base nécessaire ou le postulat fondamental de toute science positive. b) On ne peut ramener l'étude de la société, ni à la biologie (études des organes corporels de l'homme), ni à la psychologie (étude des faits de conscience), mais la sociologie a son objet, ses lois, sa méthode propres.

Ce dernier corollaire pourrait unifier les deux principes, l'objet propre de la sociologie étant la réalité «sui generis» de l'être social. Mais pour que la synthèse fût réelle, il faudrait que cet être «sui generis» fût un fait d'observation (comme était l'Humanité pour A. Comte et la loi suprême pour Taine). Durkheim au contraire le pose à priori, comme une chose mystérieuse, et il en tire plusieurs conséquences qui dépassent l'expérience. La thèse fondamentale reste donc un principe à double face: de là dans le système un dualisme quelque peu incohérent, des hésitations et parfois des contradictions. On peut cependant lui rattacher suffisamment les autres théories concernant, soit la sociologie, soit la morale.

2. - La Sociologie.

§514). En sociologie, Durkheim étudie avant tout la méthode qu'il expose en détail, et dont il donne quelques exemples d'applications fragmentaires.

A) Méthode de sociologie.

On peut ramener à quatre règles la méthode proposée et déduite de la thèse fondamentale:

1) Règle de préparation, soit négative, soit positive. Le sociologue doit commencer par écarter de son esprit toute prénotion, c'est-à-dire toute théorie à priori sur l'homme; il doit pratiquer le doute méthodique et se mettre en présence de son objet comme devant un fait dont il doit constater l'existence et les caractères. Puis il en établira une définition préliminaire au moyen de quelques caractères extérieurs et distinctifs, c'est-à-dire assez bien choisis pour délimiter facilement un objet d'étude (par exemple, la famille, le suicide). Du reste, on n'indiquera pas nécessairement le caractère le plus essentiel, car il est souvent caché et n'est découvert qu'au terme des recherches.

Cette règle est une conséquence du second principe: elle doit assurer à la sociologie le rang de science expérimentale ou positive.

2) Règle de spécificité. Le sociologue doit s'efforcer de considérer les faits par un côté où ils se présentent isolés de leurs manifestations individuelles [°1664] et, pour établir ses lois, il doit chercher l'explication ou la cause d'un fait social exclusivement dans un autre fait social: par exemple, pour étudier la famille il ne peut se baser sur les mémoires individuels, mais il doit la considérer dans les coutumes, les moeurs et le droit qui en font une institution «objective» indépendante des individus; son origine ne doit pas se chercher dans les aspirations de la nature individuelle, mais dans la religion, autre fait social.

Cette règle est déduite à priori du «réalisme social»: elle est en effet la condition indispensable pour atteindre cet «être spécial» qui est la société. Mais elle ne cadre pas toujours avec l'expérience; aussi reconnaît-on qu'elle est souvent difficile à appliquer, spécialement parce que le fait social isolé des faits individuels est presque insaisissable. De même, l'influence des causes individuelles pour expliquer les faits sociaux est parfois si évidente à l'observation, que Durkheim lui-même, malgré sa règle, en reconnaît l'existence (par exemple, selon lui, l'instinct de conservation, fait individuel, a un rôle important sur le développement de la division du travail, fait social) [°1665].

3) Règle d'adaptation de la méthode expérimentale à la société. La meilleure méthode pour découvrir la cause d'un fait social est celle des variations concomitantes: étant admis qu'un même fait a toujours la même cause, si deux faits reliés entre eux varient semblablement, ils sont évidemment unis comme cause et effet au sens positiviste, c'est-à-dire comme antécédent et conséquent réglés par la loi du déterminisme.

Pour découvrir selon cette méthode l'origine des faits sociaux, il semble nécessaire d'en étudier l'histoire dans tous les divers peuples. Cela n'étant guère possible, il faut d'abord établir une classification des sociétés qui permettra de choisir un seul fait d'expérience en chaque classe. Cette classification est un problème complexe, non encore résolu: Durkheim propose d'admettre comme la société la plus simple, la horde qui est l'union libre de consanguins. On distinguera les divers types de sociétés d'après les combinaisons plus ou moins complexes des éléments simples de la horde, devenant par exemple famille, état, etc.

Cette règle est encore une application logique du positivisme absolu; mais elle se heurte ici au fait de la liberté qui ne donne pas toujours la même cause à un même événement (par exemple, dans le suicide).

4) Règle de spécialisation. Étant donné l'immense complexité du programme de la sociologie qui doit exposer, soit la nature actuelle des multiples institutions sociales, soit leur origine et leurs lois, il faut renoncer à établir pour le moment des lois universelles (à la manière de Comte, Spencer ou Taine), pour se consacrer à des monographies ou études de détail. La sociologie doit rester longtemps encore une méthode dirigeant les multiples travaux particuliers vers un même but, en attendant qu'elle puisse en tirer des conclusions générales.

Par cette règle, Durkheim explique l'insuccès de ses prédécesseurs qui ont péché par généralisation hâtive. Pour lui, il se contente de quelques applications spéciales.

B) Essai d'application.

§515). 1) Le principal essai a pour but de définir le fait social. Selon Durkheim, on doit appeler fait social «toute manière de faire (action, sentiment, pensée, etc.) susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure». Ce signe extérieur de la contrainte lui paraît le plus clair pour distinguer l'être spécial qu'est la société, selon le principe du réalisme social.

Cette contrainte peut être fixée dans un texte de loi, une coutume, etc.; ou rester en liberté comme les courants sociaux, par exemple, les mouvements d'enthousiasme ou de colère d'une assemblée, le taux des suicides, etc.; et dans ces cas, la contrainte s'exerce directement. Mais en d'autres cas, elle est moins apparente: par exemple, celle d'une organisation économique. Aussi peut-on encore définir le fait social, «toute manière de faire générale dans une société, à condition qu'elle ait une existence propre indépendante de ses manifestations individuelles», comme le veut le réalisme social. Et d'une manière plus générale encore, sera fait social toute manière de faire capable d'être une institution, c'est-à-dire un fruit de l'activité sociale, que l'individu trouve tout fait, et dont il doit tenir compte dans sa vie.

Institution, réalité objective, s'imposant du dehors et par conséquent générale: tels sont les caractères du fait social.

Cette définition cependant, établie avec les seuls caractères positifs, laisse une impression d'obscurité. Sans doute, le fait social est celui qui intéresse la société et non l'individu. Mais qu'est-ce que la société? Ce n'est pas, comme semble dire Durkheim, un être physique; c'est un être moral, possédant simplement une unité d'ordre entre plusieurs volontés poursuivant une même fin. En renonçant comme positiviste à l'étude des natures et des fins, Durkheim renonçait en même temps à donner une définition claire du fait social.

2) Parmi les monographies de Durkheim, on peut signaler les études a) sur la division du travail et l'origine de la civilisation à laquelle il donne pour cause la densité croissante de la population; b) sur le suicide dont les statistiques montrent l'existence de courants suicidogènes; c) sur l'origine de la prohibition de l'inceste qu'il attribue à une coutume préhistorique, défendant aux membres d'un clan de s'unir entre eux.

Durkheim pense aussi que la mentalité ou la logique des primitifs est différente de celle des civilisés [°1666]; et il s'efforce d'expliquer l'origine de nos catégories ou idées fondamentales, comme celle d'espace, de temps, de causalité, de genre, d'espèce, etc., par l'influence de la société; car ces idées, en tant qu'universelles et nécessaires, dépassent l'individu: de la sorte, l'action de la société pénètre largement, selon lui, dans notre psychologie [°1667].

3. - Morale.

§516). Les théories de Durkheim en morale sont fort complexes. Pour être clair, nous dégagerons d'abord, dans la logique de sa thèse fondamentale, une science morale positive, ayant sa méthode et son objet, se rattachant à la sociologie et se complétant par un art moral. Nous noterons ensuite d'autres points de vue moins logiquement enchaînés.

A) La Méthode.

Cette méthode, seule capable selon Durkheim de constituer une vraie science morale, sera objective et sociologique.

a) Objective, elle ne considère pas ce qui doit être, mais ce qui est; elle ne doit plus déduire de l'analyse de la nature humaine et de ses rapports avec Dieu, un code de devoirs, mais elle doit observer l'activité morale de l'humanité actuelle ou passée, pour en établir la définition et les lois. C'est la substitution de la méthode scientifique qui réussit partout, à la méthode subjective des philosophes dont l'insuccès est notoire.

b) Sociologique, la bonne méthode considérera le fait moral comme éminemment social et lui assignera des causes d'ordre exclusivement social, selon les règles exposées plus haut [§514]. La raison qui justifie ce point de vue n'est pas explicitement donnée, mais elle est assez claire: le fait moral appartenant à l'homme comme tel, à l'exclusion des autres êtres, il doit nécessairement relever de la sociologie qui seule parmi les sciences positives, étudie l'activité spécifiquement humaine.

Un corollaire immédiat de cette conception est la relativité de la morale; la moralité n'est plus une règle absolue qui s'impose immuablement à tout homme, mais une propriété relative qui varie avec les divers états de l'humanité. Un acte moralement bon pour un primitif peut devenir moralement mauvais pour nous, et vice versa.

B) Les caractères de la moralité.

§517). En appliquant simultanément les deux aspects de sa méthode, qui correspondent d'ailleurs aux deux faces de sa thèse fondamentale, Durkheim découvre trois éléments fondamentaux de la morale: l'esprit de discipline, l'attachement au groupe, l'autonomie de la volonté.

1) L'esprit de discipline. Un acte n'est réputé moral que s'il est comme informé par une règle extérieure, une loi qui le prédétermine et le rend habituel et stable: on constate du reste que ces règles ne sont pas rigides et universelles comme l'impératif kantien, mais spéciales, variables, ayant leur vie indépendante, de sorte que l'une peut disparaître sans les autres.

De plus, parce que nul (selon Durkheim) n'estime moral un acte accompli spontanément, ces règles, pour être morales, doivent s'imposer avec autorité, comme par une puissance extérieure qui nous contraint.

Ces deux notes constatées par expérience: régularité et obligation, se résument dans l'esprit de discipline, forme de tout acte moral. Le signe extérieur de l'obligation étant la sanction, on définira le fait moral, «une règle de conduite sanctionnée». Les actes bons non sanctionnés seront «l'esthétique» de la vie morale.

2) L'attachement au groupe. On constate encore que tout acte égoïste est réputé immoral: ainsi le deuxième caractère de tout acte moral est d'être altruiste. Or un acte est dit «égoïste», parce qu'il se rapporte à notre personnalité. Mais si pour cette raison on lui refuse la moralité, il faut de même la refuser à tout acte fait pour une autre individualité, qui ne vaut pas mieux que nous, et même pour un groupe d'individus comme tels, l'addition n'ajoutant rien à leur valeur. Donc, pour être vraiment désintéressé et moral, l'acte aura pour objet la société qui, selon le principe du réalisme, est un être nouveau et plus noble que l'individu.

Si le sens commun, ajoute Durkheim, reconnaît la moralité du dévouement à un individu, c'est qu'il y voit le sentiment d'oubli de soi, disposition ou participation à l'acte vraiment moral fait par attachement au groupe.

3) Autonomie de la volonté. Enfin, l'observation constate que tout ce qui viole la conscience personnelle et la libre disposition de soi-même est réputé immoral: donc, le troisième élément de la morale est le caractère sacré de l'individu, l'autonomie de sa volonté.

Ce troisième élément qui semble contredire les deux autres, se concilie avec eux, si l'on observe que nous gardons et augmentons notre indépendance d'action grâce à la science positive: ainsi la science physique, sans rien enlever aux forces des lois naturelles, nous permet de les dominer. De même par l'étude scientifique de la société, tout en laissant aux lois morales leur autorité dominatrice, nous garderons l'autonomie de notre volonté, parce que nous leur obéirons en le voulant pleinement, dans le but de les utiliser.

C) Le rôle de la société.

§518). La société n'est pas seulement nécessaire pour que l'activité, perdant son égoïsme, devienne moralement bonne, elle explique encore un caractère particulièrement difficile à interpréter positivement dans le fait moral: son obligation. Durkheim en donne une preuve indirecte, par le détour de la religion.

On constate en effet que l'obligation et le devoir sont universellement rattachés au fait religieux: on les interprète comme une soumission aux volontés d'un Dieu souverain, juste et bon, sanctionnant la loi par ses récompenses aux fidèles et ses châtiments aux transgresseurs.

Or, la société est l'explication suffisante et scientifique (c'est-à-dire expérimentale) de la religion.

a) D'abord, l'application de la méthode sociologique oblige à expliquer les faits religieux par la société, car ils ont éminemment les caractères du fait social: l'autorité contraignante, l'obligation et la sanction, l'existence indépendamment des individus.

b) Du reste, la société peut jouer le rôle assigné à la Divinité dans la religion: elle est comme lui un Être distinct, supérieur, source de tout bien pour ses membres, capable de les punir.

c) Enfin, l'observation historique constate cette transformation de la société en Divinité. Car la religion primitive, selon Durkheim, apparaît comme le culte du Totem, animal ou plante, par exemple le pélican, dont le nom est attribué à un clan. Or ce culte s'adresse, non à tel animal ou à telle plante, mais à toute l'espèce, réputée sacrée et dont on ne peut user que selon des rubriques précises: un tel respect, inexplicable par les qualités naturelles de ces êtres, démontre que les primitifs honoraient dans leur Totem un symbole de leur société. Ayant éprouvé dans leurs assemblées la force spéciale qui se dégage de la société et domine mystérieusement les individus, ils lui ont associé la présence de tel animal qui est devenu le symbole de leur clan. Cette substitution d'ailleurs s'explique par la logique de la société, qui diffère de notre logique individuelle.

Ainsi la société explique à la fois la religion et l'obligation morale.

D) L'art moral.

La science morale, comme toute science positive, a un but pratique: de même que la physique ou la chimie aboutit aux applications industrielles, la morale aboutira aux applications éducatives, soit pour enseigner à l'enfant l'entrée dans la vie sociale, soit pour permettre aux hommes de vivre pleinement leur vie en se conformant aux lois mieux connues de leur existence.

Mais ces applications pratiques ne sont encore qu'une espérance, parce qu'il n'y a actuellement que fort peu de conclusions de morale positive scientifiquement démontrées.

§519). Le système de Durkheim est certainement l'effort le plus complet pour constituer une science morale selon les principes positivistes. Mais c'est la conception même de «morale positive» qui implique contradiction. D'une part en effet, la science positive veut considérer la vie humaine et sociale uniquement comme un ensemble de faits, régis par des lois nécessaires; d'où il suit que tout ce qui arrive dans l'humanité est légitime, comme tout fait d'expérience, et qu'il faut s'interdire, comme une recherche vaine, la détermination d'un idéal destiné à corriger la vie humaine: tout comme il serait vain de vouloir corriger une réaction chimique.

D'autre part, la morale, pour le sens commun et pour la vraie philosophie est une science pratique, destinée à diriger la vie humaine en précisant quel est le bien suprême, objet de nos aspirations naturelles, et quels sont les moyens capables d'y conduire. Elle dresse ainsi un programme de vie, classant les actes en bons et en mauvais, selon leur rapport à la fin. Et ce programme n'est pas seulement un idéal proposé à la bonne volonté (morale esthétique païenne), mais un ordre imposé à notre liberté par le Créateur qui l'a inscrit dans la nature et se doit à lui-même d'en sanctionner l'exécution. Ainsi la vraie morale est fondée sur Dieu, fin dernière, et sur l'âme libre mais dépendante du Créateur, de sorte que le point de vue positiviste, en ignorant les substances et les causes, rend inintelligibles les notions essentielles de droit et de devoir, de bien et de mal moral.

Durkheim lui-même explique l'obligation par son réalisme social qui dépasse l'expérience et est d'ailleurs bien insuffisant pour remplacer Dieu, puisque le seul Bien infini est la fin dernière légitime de l'homme. Mais de plus, Durkheim abandonne plusieurs fois le strict point de vue de la morale positive, pour considérer l'idéal à poursuivre et les moyens les meilleurs. Il appelle cet idéal la santé morale ou sociale, et il distingue l'acte ou le fait normal, favorable à cette santé, et le fait pathologique, contraire à cette santé. Il suppose alors que la fin dernière des individus est de vivre pour la société et que celle-ci est essentiellement constituée par l'ordre, la paix, la justice, l'harmonie et la solidarité. À ce point de vue, le suicide est un fait pathologique. Il en est de même pour la liberté excessive laissée par les États modernes, et le grand remède ici proposé est le rétablissement des corporations. Et pour amener les individus à accepter les contraintes et les devoirs sociaux, il fait appel à leur intérêt bien compris et à leur sentiment de reconnaissance pour les bienfaits de la société.

Ces vues ne sont pas suffisamment démontrées; les autres sociologues de l'école ne les acceptent pas toujours et elles augmentent la complexité du système, mais elles marquent un retour vers la morale du bon sens, et soulignent la faillite inévitable de toute morale positiviste.

§520). La morale de la solidarité. - Proposée par LÉON BOURGEOIS, elle a beaucoup d'affinité avec la morale sociologique de Durkheim. Elle se fonde sur la constatation du fait de l'interdépendance générale de tous les êtres de l'univers, soit dans l'ordre physique, soit parmi les vivants, soit dans la société morale des hommes. Puis, ce fait est érigé en loi fondamentale de la morale, source de tous nos devoirs, parce que toute loi l'impose, et aussi parce qu'en acceptant les avantages de la société, nous nous lions comme par un contrat à en remplir les charges; enfin, parce que quiconque reçoit, doit en justice rendre un bien semblable.

De ce principe découlent donc, d'abord nos devoirs individuels: pour être aptes à rendre aux autres ce qu'ils nous ont donné, nous devons nous perfectionner nous-mêmes; mais ayant reçu davantage de l'État ou de la société civile, et plus encore de notre famille, il y a envers ces groupes spéciaux des devoirs proportionnellement plus nombreux et plus stricts.

Sans nier le fait de la solidarité, disons que la règle qu'il fournit reste insuffisante, elle aussi, parce qu'elle méconnaît la valeur propre de la personne humaine: celle-ci se trouve soumise totalement à la société générale des êtres, alors que par sa raison et sa liberté elle relève de Dieu seul.

Conclusion: la sociologie catholique.

§521). La sociologie de Durkheim et de son école n'est pas une philosophie complète; sa partie la meilleure est sa méthode, capable de fournir peu à peu les éléments d'une solide construction scientifique. Mais sa grande faiblesse est le manque d'un principe vraiment unificateur dominant chaque détail.

Ce principe, la Foi catholique le donne au contraire, ayant sur la nature et le but de la société une doctrine précise, surtout en ce qui concerne la morale, sociale ou individuelle. Aussi, durant tout le XIXe siècle, à côté de la réaction positiviste se développa contre la morale révolutionnaire de Rousseau, ou rationaliste de Cousin, une vigoureuse réaction catholique. Mais elle intéresse moins l'histoire de la philosophie que l'histoire de l'Église. Ou bien, en effet, les catholiques exposaient les principes et ils s'en tenaient à la Foi, comme l'école traditionaliste (De Bonald, par exemple) et surtout les publicistes, comme L. Veuillot; ou bien ils passent à l'action directe, comme dans la belle campagne pour la liberté de l'enseignement en France, puis la fondation des oeuvres sociales, par Ketteler (1811-1877) en Allemagne, et après 1870 les cercles ouvriers d'A. de Mun, etc.

Il faut noter cependant, vers la fin du siècle, un effort pour aborder l'étude philosophique ou scientifique de la société et de ses lois, avec l'oeuvre de Frédéric LE PLAY [°1668] (1806-1882) qui, en observant la société européenne, établit que la condition fondamentale de la prospérité est l'observation du décalogue; - celle de LA TOUR DU PIN [°1669], († 1924) qui expose un plan d'organisation corporative pour aller «vers un ordre social chrétien».

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